Bourreaux et victimes, psychologie de la torture

Françoise Sironi, éditions Odile Jacob, 1999, 281p.

Ce siècle qui s’éteint restera émaillé dans la mémoire humaine par des régimes politiques d’une brutalité infinie qui auront élevé la torture en pratique de gouvernement. Les victimes de ces atrocités sont marquées bien au-delà de l’épreuve elle-même. Elles sursautent au moindre bruit, subissant irritabilité, hallucinations, troubles somatiques pour ce qui est des symptômes les plus bruyants, mais aussi tristesse, méfiance, trouble de la concentration et de la mémoire pour ceux qui sont les plus silencieux. Françoise Sironi, psychologue au centre Primo Lévi spécialisé dans le soin des victimes de tortures et de violence collective nous permet ici de comprendre, la dynamique du bourreau, le vécu de la victime ainsi que le traitement thérapeutique proposé.

On a beaucoup de mal à concevoir que les actes de torture soient autre chose que le produit de l’imagination maladive et sadique de tortionnaires recrutés pour leur cruauté. L’auteur s’inscrit en faux contre cette hypothèse. Pour lui, il s’agit d’un choix délibéré qui agit non pas tant sur les affects que sur l’intellectuel. Et « c’est à l’aide des techniques traumatiques identiques, basées sur la même logique, que l’on initie un tortionnaire et que l’on torture un homme (…) On ne naît pas tortionnaire, on le devient, par initiation. » (p.13) Les individus qui sont chargés de cette basse besogne subissent les mêmes rituels : rupture avec le monde extérieur, abolition de leurs repères traditionnels, déconstruction de leur identité initiale, conditionnement à devenir un être nouveau placé au-dessus des autres et de la loi commune. L’individu sociable et pacifique se transforme alors en monstre. Inutile pour cela d’être au départ pervers ou d’avoir subi une carence affective précoce.

Ce dont il faut parler chez la victime, ce n’est pas du mécanisme d’identification à l’agresseur, mais bien d’une tentative d’identification de l’agresseur. L’inversion de l’interne et de l’externe, la prévalence de l’ordre binaire (sale/propre, bon/mauvais), l’acculturation, la privation de toute singularité de la personne qu’induit la torture aboutit chez le sujet à une véritable effraction d’un autre en soi qui l’influence et le modifie. Le sujet éprouve et pense en lien avec son bourreau.

L’arsenal thérapeutique occidental est impuissant à faire face au traumatisme de la torture, tant il reste prisonnier de la conviction selon laquelle le symptôme est le produit de la psyché interne du patient. Or, là, c’est bien une instance tierce, extérieure au sujet qui est à l’origine du choc. Ce dont il s’agit dès lors pour le thérapeute, c’est bien d’aider à faire éjecter la sidération, à faire émerger la pensée propre, à contraindre le patient à penser le tiers, le tortionnaire, à dévoiler son intentionnalité, afin d’extérioriser l’influence qui le pénètre.  Loin d’une stricte neutralité, le thérapeute procède à une seconde effraction psychique. Il doit opposer une force égale à celle qui maintient le patient captif : « il est nécessaire d’identifier là où le patient se montre conforme à la théorie du tortionnaire » (p. 204) « il faut casser au plus vite l’effet d’influence, désarticuler la parole et les agissements. » (p.196-197) Progressivement, le patient apprend à reconnaître les symptômes et à les externaliser en leur attribuant un statut d’extérialité pensable. On ne peut s’empêcher de penser à l’extension d’une telle thérapie à d’autres traumatismes tels la maltraitance ou l’inceste.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°527  ■ 13/04/2000