Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle nos vies

CABANAS Edgar et ILLOUZ Eva, Ed. Premier Parallèle, 2018, 272 p.

Voilà une charge sans concession contre une psychologie positive accusée de s’appuyer sur des postulats sans fondements, des incohérences théoriques, des insuffisances méthodologiques, des résultats non prouvés et des généralisations ethnocentriques et abusives. Bigre : la voilà habillée pour l’hiver ! Cette nouvelle science du bonheur fait la promotion de la personne individualiste fidèle à elle-même, résiliente, capable d’initiative et d’épanouissement personnel, optimiste et douée d’une grande intelligence émotionnelle. Elle explique comment façonner un individu sain, rencontrant le succès et fonctionnant de façon optimale. Autant de symboles de la société néo-libérale accusent les auteurs. La quête du bonheur dépendant à 90% de facteurs psychologiques personnels, tout échec trouverait sa source dans le manque de mobilisation, de motivation et d’efforts. Dès lors, richesse et pauvreté, succès et échec, santé et maladie seraient de notre pleine responsabilité. Pour faire face à notre psyché défaillante, c’est au fond de chacun de soi qu’il faudrait aller chercher les clés permettant de composer avec l’incertitude, l’impuissance, l’insécurité, l’anxiété, l’absence de perspectives que produisent les inégalités, la précarité ou l’exclusion. Rien d’étonnant à ce que la management contemporain se soit emparé de cette discipline : la sécurité de l’emploi n’étant plus assurée, la flexibilité devient alors la seule manière de composer avec les changements imprévisibles de l’économie internationale. Positiver, ce serait par exemple considérer que perdre son travail n’est pas une catastrophe mais une chance donnée pour renaître ! Ce n’est pas la réussite professionnelle qui conditionnerait le bonheur, mais le contraire: il reviendrait à chacun de développer sa force intérieure susceptible de le rendre toujours plus autonome et optimiste, efficace et compétitif. Tous ces diktats induisent une incompréhension et un déni des facteurs sociaux et environnementaux qui produisent la souffrance. Pour autant, aider les personnes à se sentir mieux est un objectif tout à fait louable, concèdent les auteurs. Nourrir une image positive de soi permet d’affronter les problèmes avec plus de force, continuent-ils. Faut-il, dès lors, jeter le bébé avec l’eau du bain ou bien plutôt dénoncer avec force les dérives de cet optimisme tyrannique et obsessionnel, de cette idéologie du bonheur, tout en utilisant les ressorts de la psychologie positive qui dynamisent l’individu sans lui imputer ses infortunes, son impuissance et ses malheurs ?

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1244 ■ 07/02/2019