Des maux indicibles, sociologie des lieux d’écoute
Didier FASSIN, La découverte, 2004, 198 p.
On a vu se développer depuis quelques années de multiples lieux destinés à écouter et à prendre en charge la souffrance psychique. Quoi de plus légitime que cette approche qui propose aux victimes d’une précarité élevée au niveau de mode de régulation du travail et du marché, de pouvoir faire reconnaître le bien-fondé de leur plainte et reconstruire leur identité ? C’est sans compter sur une sociologie qui n’épargne rien et passe au papier de verre de son regard critique tout ce qui peut apparaître au premier abord comme « évident ». Didier Fassin nous propose ici une analyse tout à fait stimulante. L’action mise en œuvre au travers de l’écoute et destinée à faire face à la souffrance constitue, explique-t-il, une solution particulière et socialement construite. Car, ces dispositifs sont tous réservés aux espaces produits par la ségrégation sociale et aux populations affectés par les processus de disqualification sociale. A la politique de justice s’est substituée la politique de pitié. La généralisation de la figure victimaire démontre que ce qui l’emporte, c’est la représentation d’un déficit qui relèverait du domaine de l’intériorité. Il n’y a plus de place pour des interprétations renvoyant à l’ordre des choses, mais seulement des explications particulières concernant des histoires singulières et des capacités personnelles à faire face. « Il faut bien parler, dès lors d’un traitement compassionnel de la question sociale » (p.183) Mais, en même temps, continue toujours l’auteur, on ne peut réduire l’écoute de la souffrance à la seule construction d’une catégorie de pensée : les rapports de domination peuvent produire des situations de souffrance susceptibles d’être réduites par des interventions de type écoute. Cette souffrance psychique est bien réelle, en ce qu’elle désigne une manière particulière de souffrir par le social, d’être affecté dans son être psychique par son être en société, que cette expérience procède d’une misère de condition ou d’une misère de position. D’autant, que la souffrance n’est plus seulement chez les victimes. Elle est aussi chez l’écoutant : « ce secteur reproduit largement les logiques dont il s’efforce de remédier aux effets les plus néfastes » (p.76) Recherche permanente de financements, opportunités le disputant à l’incertitude, innovations se payant du risque de précarisation, menace sur la pérénisation du dispositif… tout est en place pour que les écoutants connaissent les affres de l’insécurité en miroir avec celles et ceux qu’ils écoutent ! Et puis, contrairement aux pratiques répressives attentatoires aux doits et aux mesures préventives peu efficaces, cette écoute offre au moins une réponse à la fois clairement humaniste et immédiatement visible. Fort de cette approche dynamique et dialectique, l’auteur nous présente cinq études de cas portant sur des lieux d’accueil et d’écoute à destination de populations jeunes, stigmatisées ou exclues.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°716 ■ 08/07/2004