La société des victimes

Guillaume ERNER, La Découverte, 2006, 224 p.

La meilleure façon de comprendre une époque, c’est de s’intéresser à ses obsessions. La nôtre est obnubilée par les victimes qui ont tout envahi. Pourtant, le spectacle de la souffrance n’a pas toujours inspiré les mêmes sentiments. Pendant des siècles, les hommes ont cohabité stoïquement avec elle. Si la démocratie l’a rendue insupportable et scandaleuse, c’est parce l’idéal d’égalité et de fraternité fait percevoir le malheur de l’autre comme si c’était le sien. Même si l’on semble trop souvent se considérer quitte vis-à-vis de la souffrance d’autrui, du fait de la peine éprouvée à son égard, le bouleversement de nos sensibilités a néanmoins accru notre tendance à la compassion. Avec, comme effet pervers, la sacralisation de la position de victime qui s’est vue consacrer une discipline à part entière : la victimologie. Plus les conditions de vie se sont améliorées, plus des situations autrefois banalisées ont fait l’objet de plaintes. Le préjudice subi ne suffit pas pour accéder à la catégorie de victime, encore faut-il bénéficier du regard compatissant de l’autre. Parmi les besoins essentiels de l’être humain, il y a celui d’être reconnu tant dans ses compétences que dans les malheurs qu’il subit. A contrario toute non reconnaissance est vécue comme une souffrance supplémentaire parfois aussi douloureuse que le traumatisme originel. La meilleure façon de se voir reconnu, c’est de révéler publiquement sa souffrance. Et les medias se sont fait les spécialistes des faits divers qui se sont imposés, depuis les années 1970, comme la forme dominante de l’information. La mise en spectacle du malheur de son prochain est devenue l’un des meilleurs moyens d’ébranler l’opinion publique, de faire de l’audience, de remporter une élection ou de peser sur les débats de société. Jusqu’au politique qui n’est plus jugé à partir de sa capacité à résoudre une question, mais de son aptitude à communier avec l’émotion populaire, à exprimer son humanité et à manifester une compassion ostentatoire. Mais, à force de mettre en scène le malheur, une lassitude a commencé à s’instaurer, obligeant à montrer des situations toujours plus spectaculaires. Cette évolution pèse lourdement sur le fonctionnement social. En privilégiant d’abord la dimension conséquentialiste qui consiste à juger d’une décision à partir de ses conséquences et non des intentions initiales qui y ont présidé. En substituant ensuite la charité à la solidarité. L’assistance privée sollicitée à coups de reportages et d’images misérabilistes introduisent l’arbitraire du donateur et le comparatif des mérites réciproques des différentes victimes, là où la solidarité républicaine n’attend rien en retour, sinon la pérennisation du lien social. Enfin, en soumettant la justice à la dictature de l’émotion et en lui demandant non de maintenir le vivre ensemble mis à mal par le crime, mais de réparer une faute et de satisfaire une demande. Si auparavant, il fallait protéger la victime de la société, aujourd’hui, la société doit se protéger des dérives que lui imposent ses victimes.

 

Jacques Trémintin -  LIEN SOCIAL ■ n°832 ■ 15/03/2007