Les campeurs de la république. 70 ans de vacances utopiques

LEFEUVRE-DÉOTTE Martine, éditions Bourin, 2006, 268 p.

Les débuts du camping remontent à 1865, date à laquelle l’alpiniste anglais Edouard Whymper utilisa pour la première fois une tente dans son ascension du massif du Cervin. Mais c’est la démocratisation des loisirs qui constitue le véritable déclencheur de cette pratique. Pendant longtemps, seules l’aristocratie puis la bourgeoisie purent consacrer leur temps libre à l’évasion et à la détente. L’accès aux vacances des « gens de peu » était limité par le coût des séjours en hôtel. C’est aussi du fait de sa dimension financièrement abordable que le camping se développa. Un autre facteur participe aussi à ce mouvement : la fuite de l’air vicié des villes ainsi que l’attirance pour les plaisirs de la vie en plein air et le contact avec la nature. Au moment du Front populaire, on ne compte pas moins de 200 000 adeptes du camping. Aujourd’hui, le tableau a bien changé. Fleuron de la commercialisation des loisirs, les résidences de plein air se sont multipliées. Équipées de piscine à toboggan, de selfs et de supérettes, elles offrent en outre des installations ludiques du dernier cri à destination tant des enfants que des adultes. Ces structures mercantiles aux tarifs le plus souvent dispendieux sont de plus en plus envahies par des résidences mobiles équipées de tout le confort qui n’ont plus grand chose à voir avec cette simplicité et cette proximité de la nature auxquelles aspiraient les premiers campeurs. Pourtant, un valeureux village gaulois résiste à cette invasion généralisée de l’esprit capitaliste. Fort de 50 000 adhérents, le Groupement des campeurs universitaires (GCU) tente depuis sa création en 1937 de préserver le principe coopératif en continuant à fonctionner sur la base de l’autogestion. Ses fondateurs sont avant tout des solidaristes et des mutualistes convaincus qui ont clairement cherché à créer une culture particulière, fondée sur la fraternité et la réciprocité : ce qu’ils voulaient c’était « à partir d’un espace sauvage, construire même de façon éphémère une utopie communautaire, avec son bon gouvernement, sorte de cité idéale » (p.34). Le principe qui est retenu dès le départ est celui du bénévolat et de la gestion par les campeurs eux-mêmes de leur lieu de séjour. L’aménagement des premiers terrains et de ceux qui vont suivre appartient à la saga légendaire du regroupement : ouvrir un accès à la faucille, installer une pompe pour fournir l’eau, aménager des WC, planter des arbres, clore la propriété seront pendant plusieurs décennies l’apanage des campeurs eux-mêmes… Chaque semaine, une assemblée générale a lieu qui désigne un responsable, un trésorier et un conseil de camp. Les tâches quotidiennes sont assurées par des « hommes de jour » désignés à tour de rôle pour effectuer l’entretien des sanitaires, le tri du courrier, l’accueil des nouveaux arrivants… L’ambiance est à l’entraide. Pas une famille qui ne doive installer sa tente ou manœuvrer sa caravane, sans que spontanément ses voisins viennent donner un coup de main. Pour permettre à chacun de profiter des terrains les mieux placés, une règle fonctionnera longtemps, limitant le séjour d’une même famille à vingt-huit jours. Jusqu’aux années 1990, ce qui justifiait l’appartenance au regroupement, c’était le statut de fonctionnaire de l’éducation nationale, sensé garantir une position d’éducateur et d’ami de la nature. À l’origine de ce choix de l’entre-soi, la conviction bien ancrée des instituteurs fondateurs de devoir montrer dans leurs vacances comme dans leur fonction de maître d’école une certaine exemplarité. Ils seront fidèles en cela à Jean Jaurès qui affirma : « On n’enseigne pas ce que l’on sait, on enseigne ce que l’on est ». Jaloux de son indépendance, le GCU ne reçut jamais aucune subvention et attendra 1976 pour faire appel aux banques, l’achat des terrains étant financé jusqu’à cette date par des prêts contractés auprès de ses adhérents. Aujourd’hui, 40 % des adhérents n’appartiennent pas à l’Éducation nationale. On y parle de tout sauf de pédagogie et des problèmes de l’école. Les statuts respectifs restent inconnus des campeurs qui ne les évoquent qu’à titre exceptionnel. Le partenaire de l’une des nombreuses activités culturelles proposées (chaque camp s’étant spécialisé dans un domaine) peut aussi bien être instituteur de campagne qu’inspecteur d’académie, représentant de commerce ou salarié d’entreprise. Une seule chose les réunit, une communauté de vie qui refuse la marchandisation des loisirs et revendique l’humanisation des rapports sociaux, ne fut-ce que sur le temps des vacances. De 572 adhérents en 1939 à 50 000 aujourd’hui, le GCU connaît depuis quelques années une légère décroissance. Pour répondre à cette érosion, plusieurs modifications sont intervenues au grand dam des puristes : ouverture de l’association au monde de l’éducation (comme les éducateurs) et au-delà (sous forme de parrainages), introduction de résidences mobiles, intervention de personnels rémunérés pour le nettoyage des sanitaires dans les grands camps. À l’aube du nouveau siècle se pose un certain nombre de questions. Comment réagir face à la montée d’une attitude de plus en plus consommatrice d’adhérents qui ne veulent plus forcément faire leur « service de jour » ou prendre des responsabilités ? Comment préserver le souci du collectif chez des campeurs qui se comportent potentiellement d’une manière bien moins disciplinée et respectueuse de l’esprit coopératif ? Comment maintenir l’idéal d’une association qui s’est toujours fondée sur la camaraderie et la solidarité dans un monde qui privilégie de plus en plus l’individualisme et l’égocentrisme ? On est là au cœur d’un paradoxe : ce qui fait l’originalité et l’attrait du GCU est justement ce qui peut lui nuire le plus ! Cette vénérable institution de 70 ans, bijou de l’économie solidaire est bien vaillante. Elle est propriétaire d’un patrimoine de 43 millions d’euros très souvent convoité par les promoteurs. A l’heure où les utopies fondées sur l’autogestion ont toutes échoué, le GCU résiste en nous montrant une autre manière de vivre ses vacances.

 

          Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°848-849 ■ 12/07/2007