Cannibales en costume

COURPASSON David, Ed. François Bourin, 2019, 244 p.

Le travail d’hier était marqué par un taylorisme qui, indifférent aux individualités, instrumentalisait les corps, comme autant de maillons apathiques mis au service de la sauvagerie infernale et des caprices de la machine. Le travail d’aujourd’hui est pris dans la fascination d’une entreprise contemporaine au sourire bienheureux, d’une autorité douce et bienveillante et du mythe des nouvelles technologies merveilleuses. Les repères traditionnels étant devenus glissants, instables, obscurs, de nouveaux paradigmes se sont imposés dans les rapports humains : sauvegarde personnelle, concurrence, recherche de la perfection, course à la performance, l’individualisation envahissante rendant chacun responsable de sa réussite ou de son échec.

Dans ce contexte, détruire l’autre ne relève plus d’une déviance meurtrière répréhensible, mais d’une posture compréhensible. Le cannibalisme évoqué par l’auteur, à travers sa longue enquête de terrain, est une métaphore qui décrit la facilité avec laquelle on en vient à vivre l’autre comme potentiellement menaçant, à fermer les yeux sur les méfaits de ses propres actes quotidiens et à se soumettre à l’inacceptable par crainte d’être soi-même victime. Dans le monde de ceux qui vont vite, qui veulent gagner toujours plus, qui aspirent à dépasser les quotas, pas de pitié pour les retardataires, les moins performants et les moins rentables.

Rétablir l’éthique du « beau travail » s’ancre dans un rapport social solide qui s’oppose au rapport social liquide. Cela passe par l’interdiction de faire mal, de trahir ou de dénoncer autrui, tout autant que d’exploiter ses faiblesses, de fermer les yeux devant sa détresse et de le considérer comme un gêneur à écarter. C’est à ses conditions que l’on cessera d’être un cannibale pour autrui, tout autant que pour soi-même.

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1264 ■ 07/01/2020