Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau

GARAPON Antoine et SALAS Denis, Seuil, 2006, 168 p.

Le désastre d’Outreau a été largement commenté comme le symptôme de la faillite de la justice. Mais au-delà, il pose un problème plus vaste : il démontre la difficulté pour les institutions de réussir à métaboliser les conflits et à apaiser les passions. Le désir sans limites d’un adulte pour un enfant renvoie à la peur d’un effondrement des principes fondateurs et des structures fondamentales à toute société humaine : la parenté et la filiation. Des mécanismes de panique morale anti-pédophiles se sont emparés aussi bien d’un public pris dans une émotion collective sans commune mesure avec la réalité, que d’enquêteurs absorbés par la sidération, la confusion et le vertige. L’unanimité qui se fait contre l’ennemi invisible qu’est le pédophile et pour la victime innocente qu’est l’enfant ne supporte ni discussion, ni contradiction : la circonspection de la justice, le doute méthodique, le temps de la délibération sont balayés par un réflexe défensif. Toutes les nuances sont progressivement proscrites. La prudence est stigmatisée comme attentisme inadmissible, le respect du droit comme un laxisme insupportable, la mesure comme indifférence coupable. Dès qu’est en jeu la dignité d’un enfant, c’est une vague d’irrationalité qui recouvre tout. Il n’y a plus que les vrais aveux de l’agresseur et les fausses rétractations de la victime. Les coupables ne sont plus coupables, parce qu’on a démontré leur culpabilité, mais parce qu’ils doivent expier. Face à l’enfant asexué, dénué de toute tendance perverse et de toute propension à mentir, son prédateur ne peut qu’être monstrueux : « La seule issue est d’exorciser ce mal invisible par une contre violence dirigée contre des figures dangereuses. » (p.23) Notre horizon est occupé par un seul impératif moral : punir les agresseurs et sauver les victimes. Le système pénal est devenu un organe de régulation directe des déviances sexuelles : en France, 22,2% des détenus le sont pour infraction sexuelle (contre 9,8% en Belgique, 5% en Angleterre et 4,6% en Espagne). Notre société ne fonctionne plus que sur le registre de l’idéologie sécuritaire et victimaire. L’opinion montre une grande réactivité face au scandale, une sensibilité exacerbée face à la souffrance individuelle, une impatience à savoir et à dénoncer. Le critère dominant d’une bonne justice n’est plus le souci l’application juste du droit, mais le refus de tout risque. Le juge n’est plus ce tiers entre la société, la victime et le mis en examen. Il est devenu un agent de sécurité chargé de protéger les citoyens. Fort de ce constat sans concession, les auteurs préconisent toute une série de mesures permettant de répondre aux dérives qu’ils dénoncent : rompre avec la culture inquisitoire et ouvrir le travail de la justice aux regards extérieurs, rendre l’instruction collégiale et faire reposer la garantie des procédures sur la défense et non plus sur les seuls juges d’appel.

 

Jacques Trémintin- LIEN SOCIAL ■ n°826 ■ 01/02/2007