L’individu qui vient après le libéralisme
DUFOUR Dany-Robert, Denoël, 2011, 385 p.
Si notre époque est effectivement égoïste, en aucun cas elle est individualiste : telle est la thèse centrale de Dany-Robert Dufour. Pour comprendre cette affirmation, au demeurant étonnante, il faut suivre le fil de son raisonnement. Toutes les civilisations humaines, affirme-t-il, ont toujours bâti leur existence sur des principes inspirés de discours fondateurs. Pendant deux milles ans, l’Homme a vécu dans la promesse d’un salut inspiré par le récit monothéiste. Puis, sont advenus d’autres archétypes : le peuple souverain, la race supérieure, le prolétariat triomphant. Aujourd’hui, s’impose un récit libéral prétendant que ce serait en étant avide, égoïste et dépensier pour son propre plaisir, que l’on pourrait le mieux contribuer à la prospérité générale. Cette vision prend ses racines au XVIIIème siècle, dans la confrontation entre deux philosophes : l’allemand Emmanuel Kant et l’anglais Adam Smith. Le premier, se fondant sur la sagesse grecque, en appelle à la domestication tant de l’égoïsme que des passions et à la prise en compte de l’autre. Le second, prônant une libération des pulsions, s’appuie sur l’utilitarisme : maximiser les plaisirs et minimiser les peines, avec pour seul objectif la satisfaction personnelle. Et c’est bien le second qui a gagné, faisant le lit des valeurs basées sur la toute puissance de la marchandise et des échanges fonctionnels. Le sujet véritable est celui qui pense par lui-même, en se rendant maître de ses pulsions et qui réussit à abdiquer une partie de sa puissance, au profit du bien commun. L’authentique individualisme ne peut donc être qu’altruiste, en opposition à cet égocentrisme assumé par le libéralisme. Dany-Robert Dufour se défend de prôner quel que retour en arrière que ce soit : ce n’est pas parce qu’on critique ce qui est, que l’on veut, pour autant, revenir à ce qui n’est plus. Il reconnaît volontiers la valeur émancipatrice de la libération à l’égard d’un patriarcat inhibiteur. Mais, c’est pour déplorer, tout autant, cette instrumentalisation de l’autre au profit de sa propre jouissance, élevée en modèle de vertu. Il revendique donc une position à la fois révolutionnaire permettant de se débarrasser des commandements assujettissant l’autre et réprimant, de façon indue, hommes et femmes et à la fois conservatoire, dès lors où il s’agit de transcender ses intérêts particuliers pour prendre soin de son milieu de vie tant naturel que culturel. Il illustre son propos, en étudiant d’une manière minutieuse et critique les revendications transgenres, auxquelles il oppose l’indisponibilité des corps et celles des défenseurs des droits des animaux, à qui il oppose l’exception humaine. S’ensuivent trente propositions susceptibles de refonder un individualisme généreux, parce qu’ouvert sur autrui.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1096 ■ 07/03/2013