Peut-on réussir sans effort, ni aucun talent? Les mirages du mérite
VERVISCH Gilles, Éd. Le Passeur, 2019
La méritocratie est un mythe bien ancré dans notre société : les gens qui réussissent ne le devraient qu’à eux-mêmes, à leurs propres efforts et à leurs talents. Seuls les jaloux ou les envieux le contesteraient.
Cette conviction plonge dans la superstition. Les stoïciens de l’Antiquité étaient persuadés que rien de ce qui arrive dans la vie ne survient par hasard, ne faisant qu’accomplir la volonté de Dieu. L’éthique protestante ne dit rien d’autre, quand elle croit en une prédestination considérant le succès comme écrit d’avance.
Cette croyance a été amplifiée par l’esprit du capitalisme qui promeut les gagnants et stigmatise les perdants. Comme il n’y aurait qu’une seule place à prendre, seuls les méritants l’obtiendraient. Il serait donc conforme d’éliminer les uns pour conserver les autres. Légitimer ceux qui ont réussi en louant leur vertu, c’est induire que ceux qui ont échoué en sont dépourvus !
C’est le philosophe Épictète qui, le premier, établit qu’« il est des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous ». Machiavel renforça cette opposition au déterminisme du mérite. Il distinguait la virtū (talent, intelligence, persévérance) de la fortuna (chance, hasard, sort). Deux personnes peuvent posséder les mêmes qualités, produire des efforts identiques, avoir la même stratégie, sans obtenir pour autant les mêmes résultats.
Si on ne peut gagner à tous les coups, cela signifie que, ceux qui ont raté, ont déployé eux aussi des efforts. Il ne suffit donc pas d’entreprendre pour réussir. Si les hommes sont malheureux, affirme très joliment l’auteur, c’est qu’ils ne cessent de vouloir ce qui ne dépend pas d’eux.
Au final, je peux donc faire tous les efforts du monde, des facteurs extérieurs peuvent entraver ma réussite et me faire échouer. Origines sociales, ethniques, culturelles, religieuses pèsent alors comme autant de facilitateurs ou de handicaps potentiels pour satisfaire mon ambition.
Mais, que signifie exactement « réussir » ? Les cases à cocher pour y parvenir sont infinies et toujours aléatoires. Si chacun cherche à arriver, il suit la voie qui lui semble la plus adéquate, sans jamais n’avoir la bonne recette garantie, ni pouvoir prétendre en maîtriser totalement et à coup sûr les ingrédients.
La fable du mérite a la particularité, non seulement de justifier les inégalités de notre société, mais aussi de nous rendre bienveillants envers nous-mêmes et malveillants envers autrui : si je réussis, c’est grâce à moi. Si je rate, c’est à cause des autres !
La voie de l’humilité envers soi-même et de la solidarité envers les autres, notamment ceux qui ont échoué, est sans doute la meilleure façon de prévenir les conséquences de ses propres échecs.