Toxicomanie - Martinique (97)

La Martinique - Au-delà de la carte postale

Commençons par planter le décor. La Martinique, ses 28°-30 ° tout au long de l’année, son eau à 25°, même en plein mois de janvier, ses cocotiers, ses plages de sable blond (ou noir sur les terres volcaniques). Cette île accueillante attire chaque année des dizaines de milliers d’européens et de nord-américains. Ce sont d’abord ces charters plein de touristes du troisième âge venant passer l’hiver au chaud. L’autre public est encore en pleine activité. Alors qu’à priori, ce n’est pas une espèce en voie de disparition, on a vu se créer un peu partout dans le monde des réserves naturelles de cadres moyens. Les Caraïbes n’ont pas échappé à la règle : là aussi, on déplore la présence d’un “ Club Méditerranée ”. Pourtant, derrière l’image de l’exotisme, se cache une réalité bien différente, faite de développement économique bloqué, de chômage et de toxicomanie.
 
 

Une île sous domination économique

La France est présente dans la région depuis 1636, date à laquelle elle colonise la Martinique et va la peupler d’esclaves déportés de leur Afrique natale, victimes du sinistre commerce triangulaire qui fit la fortune de villes comme Nantes et Bordeaux et qui vida tout un continent d’une part essentielle de sa substance. Cette main d’oeuvre servile permit aux grands propriétaires terriens de s’enrichir. Indemnisés largement par l’Etat après l’abolition de l’esclavage en 1848, les békés (appelés ainsi pour être souvent aperçus dans les ports à surveiller l’expédition ou la réception des marchandises : “ blancs des quais ”) dominent encore toute la vie économique de l’île. Les maîtres des grands domaines profitent  grassement des subventions accordées par l’administration qui rachète leur récolte de bananes à un tarif garanti. Ils prospèrent et vivent comme une véritable caste. Le système des latifundias qu’ils perpétuent est fondé sur la monoculture : canne à sucre autrefois, bananes aujourd’hui. La majorité des terres étant consacrées à cette exploitation, l’île n’atteint pas l’auto-suffisance en cultures vivrières. On arrive au paradoxe qui fait que la Martinique qui possède une terre à ce point fertile que même les poteaux en bois des barrières plantés au sol repoussent, doit importer 90% des fruits, des légumes, de la viande et du poisson qu’elle consomme (les mêmes puissances financières qui possèdent les grandes propriétés s’enrichissant au passage dans le commerce !). Résultat : une économie basée sur la seule agriculture des grands propriétaires et sur le tourisme. Le statut de département accordé au lendemain de la guerre a permis de faire croître la fonction publique qui est passée de 5.515 fonctionnaires en 1954 à 18.673 en 1967 (pour autant, aucune priorité d’emploi n’est donnée agents de l’Etat originaires de l’île). Pour le reste, le taux de chômage est le double qu’en métropole (24,3% contre 12,8%), ce qui est aussi vrai pour les 15-24 ans (55,4% contre 26,2%). Conséquence de cette situation : absence de perspectives, avenir bouché, démobilisation, marginalisation, exode vers la métropole. On, a là les ingrédients d’une dérive potentielle faite de désespoir et d’évasion vers des paradis artificiels.
 
 

Une toxicomanie tardive

C’est dans ce contexte socio-économique que s’est développée une forme particulière et tardive de toxicomanie. Alors même que l’Amérique  centrale et certaines îles de Caraïbes servaient de porte-avion au trafic en provenance des pays producteurs (Pérou, Colombie, Bolivie …)  vers le marché nord-américain, la Martinique est restée à l’écart. La seule consommation plus ou moins traditionnelle et complètement banalisée se limitait alors à l’herbe de Marijuana et ce sous l’impulsion du mouvement Rastafari particulièrement développé en Jamaïque relativement proche. Ce mouvement non-violent inspire nombre de noirs des caraïbes. C’est une mystique qui mêle la bible et l’histoire de l’exode des esclaves avec l’ancien roi d’Ethiopie (le Négus Haïlé Séllassié) érigé au rang de prophète. La musique est affublée d’un pouvoir pacificateur, l’important étant la recherche de l’extase. On reconnaît facilement la communauté rasta : rejet du travail, adeptes du Sound-système (gros magnétophone portatif) port de dreadlocks (tresses enduites de pâte de cactus ou de cacao), à l’œil et au sourire constamment béats. Mais, finalement, plutôt sympathique et pas méchant, même si l’ambition de vie semble un peu limitée. “ L’herbe n’est pas grave, ce n’est pas une drogue ” c’est le sentiment général qui a prévalu pendant longtemps tant au sein de la population que des autorités sanitaires et administratives et qui n’a pas vraiment disparu. C’est à partir de 1985, que les choses changent avec l’apparition du crack en provenance du continent américain. Là c’est une autre affaire. Des comportements violents et délictueux apparaissent : vols à l’arraché dans les rues, vols au sein des familles, constitution de ghettos de vendeurs et de consommateurs, de quartiers où il est recommandé de ne pas traîner le soir (dont La Savane, un parc en plein centre de Fort de France, la préfecture). Il y a peu d’héroïne ou de cocaïne. Quant à l’épidémie de SIDA, elle est provoquée non par la pratique de l’intraveineuse, mais par le développement d’une prostitution nécessaire au consommateur pour se procurer son caillou.
 
 

Mythe et réalité du crack (1)

Contrairement à ce qui est plus ou moins colporté, le crack ne provoque ni le coup de foudre fulgurant, ni la dépendance physique inéluctable dès la première prise. En outre, il existe un usage récréatif du produit, certains usagers semblant maîtriser depuis plusieurs années leur consommation.
En Martinique, Il est consommé de deux façons différentes qui impliquent chacune des conséquences spécifiques.
Il peut tout d’abord être fumé sous forme de cigarette roulée avec un mélange de tabac ou d’herbe de cannabis. Ce mélange provoque alors une euphorie, un bien-être, une plus grande confiance en soi et une impression de plus grande efficience tant physique que mentale. La sensation de fatigue et de faim s’estompent, les plaisirs normaux s’intensifient et les sens sont hyperstimulés. L’effet désinhibiteur facilite les relations sociales.
S’il est brûlé dans une pipe à eau, un coude de cuivre ou une boite de coca vide, le crack provoque un flash aussi intense que l’héroïne ou la cocaïne injectée en intraveineuse. Cela produit une sensation de plaisir intense mais fugace de l’ordre de quelques dixièmes de secondes accompagnée d’un sentiment de toute-puissance, d’invulnérabilité mégalomaniaque et de délire de persécution paranoïaque.
S’il n’y a pas d’accoutumance physique, la prise du produit provoque deux types de dépendances psychiques.
C’est d’abord une dépendance à cycle court qui s’identifie à un comportement compulsif (du type de la boulimie). Toute l’économie psychique du sujet est axée vers un seul but : renouveler la prise. Les conséquences à court et moyen termes, la fatigue, la faim, la soif disparaissent jusqu’à ce que les impératifs financiers, l’épuisement des effets du produit ou la montée de l’anxiété  et de la souffrance posent des limites. L’hyperexcitation, l’épuisement et l’angoisse qui s’ensuivent induisent alors irritabilité, agressivité et instabilité de l’humeur source de violence. Dans le traitement de la toxicomanie, cette violence est un problème de type nouveau, inconnu en Europe qui nécessite une prise en charge originale à inventer.
Mais la dépendance psychique s’affirme aussi  sur un cycle long, intervenant alors que l’usager croit être débarrassé du produit. Ce n’est pas parce qu’il n’en ressent pas le besoin dans un premier temps que le désir ne va pas revenir irrépressible et envahissant, ce qui le pousse vers les lieux du deal. Là, la prise en charge thérapeutique est plus identifiable, se rapprochant du traitement des alcooliques et des héroïnomanes.
 
 

Un combat pour la vie

C’est en 1986 que l’Association Départementale pour la Santé Mentale crée “ l’Unité d’Ecoute pour Jeunes en Détresse ” qui deviendra quelques années plus tard … “ pour Toxicomanes et Familles en Détresse ”. Cette unité va devoir se battre dans un premier temps pour convaincre les pouvoirs et l’opinion publique des dangers et surtout de la réalité de la toxicomanie qui est en train de  s’installer. En 1988, elle reçoit 69 toxicomanes. Quatre ans plus tard, en 1992, ce nombre a triplé pour arriver à 384 en 1994. Les statistiques réalisée à partir du public accueilli viennent confirmer l’analyse du processus qui est en train de se dérouler : 40% des consultants sont consommateurs de crack, 30% de cannabis, 18% d’alcool et 5% seulement d’héroïne, 94% de l’ensemble déclarant n’avoir jamais pratiqué d’intraveineuse. Le crack reste l’affaire des plus de 30 ans, les plus jeunes se limitant au cannabis.
Dès lors, c’est la mobilisation générale qui se déploie : radios-libres, télévisions proposent émissions d’information et débats, de grandes actions médiatiques sont organisées pour sensibiliser le public. Cinq autres lieux de consultation ouvrent sur l’île permettant de désengorger l’UEJD qui déploie néanmoins son action tout azimut. Consultation psychiatrique, suivi psychologique, aide à la prise de distance à l’égard du produit, consultation familiale, prise en charge sociale et éducative, aide à la réinsertion, formateurs des acteurs sociaux en contact avec les populations à risque, information-débats dans les collèges, action de recherche, organisation d’un colloque régional incluant les autres îles (Assises Carïbéennes de la Toxicomanie tenues les 15, 16 et 17 octobre 1996). Le dynamisme de cette équipe pluridisciplinaire de 9 personnes est pour le moins impressionnant, sans compter la gageure qu’elle réussit à tenir en réunissant les techniques d’intervention psychanalytiques, systémique et comportementaliste dans le cadre du même service ! Douze ans de combat n’ont malheureusement pas permis d’enrayer vaincre la toxicomanie. L’action a néanmoins permis une prise de conscience et la mise en place d’outils pertinents. Reste toutefois, un terrain sur lequel les intervenants sociaux n’ont que peu de prise. Dans les Caraïbes comme  en Métropole, le combat qui reste à mener, c’est bien sûr de redonner à chacun l’espoir de pouvoir construire son avenir avec une activité, des revenus et des conditions de vie auxquels tout citoyen peut aspirer.
La Martinique ce sont bien sûr, les mornes éternellement coiffés de nuages et les eaux turquoises, le ti-punch et le carnaval. Mais, cette couleur  locale si agréable pour le visiteur ne doit pas pour autant l’aveugler. C’est aussi un peuple qui a envie de vivre et une entité qui a besoin d’évoluer en sortant des chemins du seul tourisme et de la banane.
 
(1)   Paragraphe rédigé à partir de l’intervention du docteur Bruno Rémy, psychiatre à l’U.E.J.D. aux Assises Carïbéennes de la Toxicomanie tenue les 15, 16 et 17 octobre 1996

Contact : U.E.J.D. rue Carlos Finlay, ex-hôpital civil –97200 Fort-de-France
Tél. 0596 60 23 52 – Fax 0596 70 48 93

 
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°491 ■ 17/06/1999