Bon Pasteur: du refuge à l’enfer

Dans la lignée de Saint Vincent de Paul, beaucoup de congrégations religieuses se sont données pour objectif de venir en aide aux enfants en danger. L’ordre de notre dame de la charité, plus connue sous le nom du Bon Pasteur fut, au XXème siècle, l’une des principales institutions à accueillir des filles et des adolescentes en difficulté. La publication d’un recueil de témoignages d’anciennes pensionnaires fait tomber sur cette communauté un éclairage des plus effroyable.
Terrifiant. La lecture de ces récits de vie nous plonge dans le pire des cauchemars. On se prend à douter. Comment cela a-t-il pu exister ? Mais, ce qui est rapporté ici se rapproche tellement du régime imposé, à la même période, tant aux enfants de troupe qu’aux mineurs enfermés dans les bagnes d’enfants, que la réalité du traitement barbare réservé à des générations entières de gamines ne peut être remise en cause. Il faut croire qu’en matière d’arriération et de sauvagerie à l’égard des femmes, les Talibans sont venus prendre des leçons auprès du Bon Pasteur. Car, c’est bien de cette noble institution dont il s’agit, cette congrégation qui se consacra à partir de 1641 au secours portées aux filles et aux femmes en difficulté, désireuses de changer de vie. Côté face, on y affiche volontiers comme principes de fonctionnement la compassion, la bonté et le respect. Côté pile, on trouve l’abêtissement, la cruauté et la profonde inhumanité dont furent victimes des enfants et des adolescentes qui prennent aujourd’hui la parole. Et tout cela, en toute discrétion et impunité. Si la colonie pénitentiaire de Belle Ile en mer eut son Prévert pour dénoncer « la chasse à l’enfant » et son Alexis Danan pour mener une campagne de protestation, le Bon Pasteur fermera les portes de tous ses établissements dans les années 1960 ou passera le relais à des association laïques, sans que ne soit jamais révélé ce qui se passait derrière ses hauts murs. Il aura fallu attendre cinquante ans pour qu’une poignée d’anciennes pensionnaires livre leur témoignage. Et ce qu’elles rapportent est hallucinant. Elles n’ont pas vécu toutes les mêmes choses, chacun des établissements ayant chacun ses propres pratiques. Mais, toutes vont dans le même sens.
 

Derrière les hauts murs

Celles qui sont placées au Bon Pasteur sont des fugueuses, des adolescentes ayant commis de menus larcins ou à qui l’on reproche d’avoir eu de mauvaises fréquentations, mais aussi  des rebelles à l’autorité de leur famille ou tout simplement des filles délurées qui osaient faire front. Enfants de divorcés, enfants non désirés, enfants de la collaboration dans l’après guerre, ce sont aussi celles qui « ont connu  la vie », selon l’expression consacrée d’alors. Parce qu’elles ont eu des rapports amoureux réprouvés dans une société encore très puritaine. Mais aussi parce qu’elles ont été violées et qu’on les désignent comme coupables de l’avoir été. L’époque banalise leur placement en internat, réputé permettre de redresser les âmes perdues et de remettre dans le droit chemin celles qui se révoltent. Le franchissement de la porte d’entrée signe leur passage en enfer. La nouvelle pensionnaire est fouillée. Elle subit d’abord un examen gynécologique, afin de séparer celle qui est vierge de celle qui ne l’est déjà plus. Elle est ensuite dépouillée de tout objet personnel. On lui fait alors enlever ses vêtements et on la contraint à enfiler une robe bleu marine. Elle en aura dorénavant trois : l’une pour la prière, l’autre pour le ménage, la troisième pour les sorties. Les bâtiments sont lugubres, les murs glacials et suintant d’humidité. De petits soupiraux grillagés laissent à peine filtrer la lumière, des lampes à la lueur blafarde n’apportant guère plus de luminosité. Les dortoirs sont constitués de pièces immenses, remplies de dizaines de lits alignés sans armoires, ni tables de nuit. Bien entendu, il n’y a pas de chauffage et l’eau des lavabos est froide et gelée en hiver.
 

Discipline carcérale

Les règles de vie imposées aux pensionnaires apparaissent aujourd’hui invraisemblables. L’hygiène est un luxe : linge de corps et culotte changés une fois par semaine, douche assurée une fois par quinzaine en été et une fois par mois en hiver. Les filles sont nues sous chaque pomme de douche, chacune dans un box sans porte : quelques minutes pour se mouiller, la sœur coupe l’eau, chacune devant en profiter pour se savonner. Puis, ouverture de la vanne pour le rinçage. Aux suivantes ! Les interdictions sont multiples et diversifiées : disposer des ses vêtements personnels, avoir une frange, se faire une amie, s’asseoir sur son lit ou sur le lit d’une autre pour discuter, s’isoler ou se promener à deux en récréation (parce qu’en n’étant que deux, c’est toujours le diable qui fait le troisième !), se protéger contre le froid en portant des chaussettes, même en cas d’engelures... Toute transgression était durement sanctionnée. Les religieuses donnaient rarement de coups. C’était plutôt les anciennes qui étaient restées après leur majorité et qui faisaient fonction de monitrice. Ces auxiliaires pouvaient montrer une violence particulièrement sadique, semblant ainsi se venger sur les plus jeunes de leur vie ratée et frustrée : faire allonger la fautive par terre et se tenir sur elle pour mieux la cravacher, lui plonger la tête dans un seau d’eau froide, lui faire monter un escalier à genoux. Et puis après la raclée, il y avait la douche froide, les cheveux tondus et le cachot durant un mois. Avec parfois l’utilisation de la pharmacopée sous forme de piqûre intra musculaire, pour calmer les plus récalcitrantes, celles qui relevaient la tête malgré tout.
 

Ecraser le féminin

Car, on est bien là dans un dressage visant à réprimer toute féminité, considérée comme source de péché. Une fille qui osait être vivante, porter la tête haute, ne pas baisser les yeux n’entrait pas dans les normes de l’époque. Il fallait la mater et la faire rentrer dans le rang. L’époque exigeait d’une femme qu’elle apprenne avant tout à être une bonne épouse et une bonne mère, en se pliant passivement à la volonté de son mari. Si elle éprouvait du plaisir en faisant l’amour, elle ne devait pas le manifester, sous peine d’être prise pour une traînée. Le Bon Pasteur se chargeait de leur apprendre la vie. Brimades et violences tant physiques que morales n’avaient pour objectif que de les briser et procéder à un véritable lavage de cerveau. C’est au corps qu’on s’attaquait tout d’abord. Les seins devaient être bandés bien serrés et la tête couverte d’un fichu. Les robes étaient boutonnées dans le dos. Elles avaient des manches longues et montaient jusqu’au cou : il n’était pas question de retrousser une manche ou de déboutonner un col, même en plein chaleur. Il fallait cacher le moindre bout de peau, lieu tabou de toutes les dépravations. C’était il y a quarante ans et l’occident avait alors lui aussi sa propre version de la burqa. On s’habillait ou se déshabillait sous sa chemise de nuit qu’on enfilait sans les manches. On procédait à sa toilette de la même façon. Les sorties à l’extérieur se faisaient encadrées de bonnes sœurs qui, à chaque fois que le groupe croisait un homme, agitaient une clochette en s’écriant « baissez les yeux, voilà le péché qui passe ».
 

Traumatisées à vie

« Quand on n’a pas connu le Bon Pasteur, on ne peut comprendre ce qui se passait derrière ces murs, dans le grand secret » déplore une victime de l’époque. On pense à ces déportés de retour de camps de concentration nazis qui, ne rencontrant qu’incrédulité et scepticisme à la révélation de leur histoire, finirent par se taire. Ce qu’ils avaient à dire n’était pas entendable. Cela rend d’autant plus courageux cette libération d’une parole si longtemps réprimée : « J’ai laissé de côté mon passé. Mes enfants, mon mari ne savent rien de ma vie et c’est bien ainsi » confirme une mère de famille, s’exprimant de façon anonyme et reconnaissant n’avoir jamais osé parler de son histoire à ses proches. Les traces du Bon Pasteur se font parfois sentir toute l’existence : « aujourd’hui, à 75 ans, je vis avec mes bleus, mes bosses et mes chagrins » se confie une vieille dame qui vit si longtemps après encore les traces de l’horreur. « Celui ou celle qui a eu à subir l’autoritarisme des bonnes sœurs ou de religieux, sous couvert de charité chrétienne est marqué à vie. Comme au fer rouge, c’est indélébile » témoigne encore une ancienne pensionnaire. « Mon rêve : faire venir à la barre d’un tribunal toutes les religieuses des Bon Pasteur et que l’on répare notre vie, nos plus belles années » rêve une autre. Même replacé dans le contexte de l’époque, cet épisode effarant de la pris en charge des mineures en dnager ne peut faire l’objet de la moindre mansuétude dans le souvenir collectif. Il en va de la dignité et de la mémoire de générations de femmes vivant encore aujourd’hui le traumatisme subi.  Même si beaucoup ont malgré tout réussi leur vie, elles sont encore nombreuses à n’avoir pas réussi à vraiment se reconstruire. « S’il est important de se réconcilier avec son passé, il l’est tout autant de dénoncer ce qui s’est déroulé derrière ces hauts murs afin d’éviter que cela se répète sous d’autres formes » explique Michelle Marie Bodin-Bougelot, qui a recueilli tous ces témoignages, dont le sien propre. Si nous restons impuissants face à l’horreur vécue par ces enfants et ces jeunes filles, il nous reste à nous montrer dignes de leur requête : plus jamais ça ! 
 
« Enfances volées – Le Bon Pasteur- Nous y étions » Michelle Marie Bodin-Bougelot, 20 € + 3,92 € de frais de port, à commander auprès de l’auteure (2 Plotard 18500 Sainte Thorette)
 
Contacts : http://bonpasteurnotreenfance.xooit.fr

 
Lire la critique de livre « Filles de justice »

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°966 ■ 25/03/2010