EMEA : mode d’emploi
Aller vers celui qui n’attend rien - Quand l’absence de demande n’est plus un obstacle
Comment aider ceux qui ne font aucune demande ? Les psychologues ont longtemps considéré que c’était impossible. Se portant au-devant des adolescents en souffrance, une équipe mobile démontre le contraire.
Nathan a attendu trois mois avant d’être reçu au Centre médico-psychologique. Refermé sur lui-même, comme miné par une problématique dépressive, il se montre mutique. Sa première rencontre avec le psychologue ne se passe pas bien. A l’issue des vingt premières minutes, il sort. Le professionnel échange rapidement avec sa mère. Le suivi ne pourra pas se prolonger, l’adolescent n’étant manifestement pas dans la demande, lui explique-t-il. Peut-être, faut-il attendre que celle-ci mûrisse. Il faudrait alors se représenter dans quelques mois. Certaines équipes font le choix de programmer plusieurs rendez-vous, ne déclarant forfait que si vraiment aucun dialogue ne s’établit. D’autres coupent court, tout de suite. La longue liste d’attente constitue un facteur majeur : si un jeune n’est pas suffisamment adhérent à l’offre de soin, d’autres le seront et ils patientent déjà depuis trop longtemps. La maman de Chloé a téléphoné au numéro conseillé par l’assistante sociale du collège. On lui a proposé un rendez-vous pour le mercredi suivant. Elle avait le choix du lieu de rendez-vous. Elle n’a pas hésité, acceptant de recevoir les psys chez elle. Elle est tellement inquiète pour sa fille. Le jour venu, un psychiatre et une éducatrice spécialisée sonnent à sa porte. Elle les fait entrer. Elle va enfin pouvoir parler de sa Chloé qui a accepté, elle le lui a fait promettre, de bien se comporter. Le contact s’établit, tout de suite. C’est vrai que le contexte est rassurant. L’adolescente se trouve dans un environnement familier. Elle n’a eu qu’à sortir de sa chambre et descendre l’escalier : tout effort lui est actuellement si pesant. Dernier facteur de succès, pas des moindre : elle était curieuse de rencontrer ces gens qui se sont déplacés de si loin, rien que pour elle.
Complémentarité et non rivalité
Deux situations de détresse voisines auxquelles répondent deux stratégies distinctes. Il ne s’agit pas de les opposer l’une à l’autre, en désignant la bonne ou la mauvaise. Elles s’articulent bien plus qu’elles ne se concurrencent, la seconde pouvant potentiellement préparer et introduire la première. Simplement, chacune s’adresse à une posture adolescente différente. La consultation en Centre médico-psychologique offre ses services à des jeunes conscients qu’ils ne vont pas bien et attendant qu’on les aide à s’en sortir. Elle nécessite qu’ils soient un minimum acteurs de la démarche de soin. Chaque année, des milliers d’ados bénéficient de cet accompagnement qui leur permet de passer un cap difficile. La seconde approche décrite ici concerne cette fraction de jeunes qui se murent dans leur problématique, bloquant toute communication avec la plupart des adultes et refusant la main tendue par ceux qui, justement, pourraient les soutenir. Dans un cas, on se situe sur le principe de « laisser venir à soi ». C’est une démarche impliquante pour l’adolescent, mais gage d’une plus grande réussite du travail engagé, puisque le jeune apparaît dans la demande. L’autre démarche fonctionne sur une logique originale et innovante, mais aussi bien plus rare : c’est celle qui privilégie le « aller vers ». C’est justement parce qu’il n’est pas demandeur que des professionnels montrent au jeune combien il compte à leurs yeux, au point de faire l’effort de se déplacer en venant à sa rencontre. Cette stratégie a été mise au point par l’Équipe Mobile pour Enfants et Adolescents (EMEA) créée, en décembre 2005, sous l’impulsion de deux pédopsychiatres, Sylvie Tordjman et Mathias Wiss.Le déplacement physique
Alors qu’il existe près de sept cents équipes mobiles à travers le monde, notre pays s’est doté de bien peu de ces dispositifs, l’Ille et Vilaine faisant avec le Nord et les Yvelines exception. La méthodologie utilisée par l’équipe intervenant dans le secteur de Bain de Bretagne, à trente kilomètres au sud de Rennes, a été pensée et expérimentée, ses tenants et aboutissants ayant fait l’objet d’une publication remarquable (1). Toute une série de principes ont été élaborés et appliqués, qui bousculent les habitudes dans l’approche psychiatrique, dépassant bien des pratiques traditionnelles et renouvelant la manière de s’adresser aux adolescents. Le premier d’entre eux s’avère fondateur du quotidien de l’EMEA : le parti pris d’aller au-devant du jeune et de sa famille constitue un axe clinique et éthique central. Les rencontres peuvent se tenir dans l’infirmerie de l’établissement scolaire de l’adolescent ou à son domicile. L’équipe s’est aussi doté d’un bureau mobile : un camping car aménagé en salle de réunion qui peut se garer devant le logement familial ou quelques rues plus loin, par mesure de discrétion. La souplesse et la flexibilité de ce cadre ont un objectif précis : le déplacement physique doit permettre un déplacement psychique. Il ne s’agit pas de s’adresser au jeune, en sous entendant « tu es demandeur, mais tu ne le sais pas encore », mais bien plutôt : « nous savons que tu n’as pas envie de nous parler, ce que nous respectons, mais nous nous préoccupons de toi ». Ce souci de l’autre n’a pas pour ambition de faire à sa place, comme pourraient le reprocher les partisans de la demande explicite, mais de rétablir une vision positive du jeune sur lui-même : il doit être important aux yeux de ces adultes, pour qu’ils s’intéressent ainsi à lui.Un binôme pluridisciplinaire
Si le mouvement consistant à aller vers le jeune cherche à rompre l’isolement et le gel psychique dans lesquels il s’est enfermé, une autre principe original est appliqué : la mobilité du binôme qui le rencontre. C’est systématiquement deux professionnels qui assistent aux rendez-vous. Mais à chaque entretien, l’un des deux changent. Le même adulte va donc être présent, avant de laisser la place à l’un de ses collègues. Ce renouvellement constant dans le binôme, pour déstabilisant qu’il puisse potentiellement être pour le jeune et sa famille, présente plusieurs avantages : préparer d’emblée le passage de relais qui est l’objectif ultime, apporter le regard neuf du nouveau thérapeute qui entre dans la situation et produire un transfert non à l’égard d’un intervenant mais en direction de toute l’équipe. Mais, cette pratique favorise aussi la réflexion pluriprofessionnelle : en peu de temps, une bonne partie des membres de l’équipe a réussi à rencontrer le jeune et sa famille, ce qui permet d’utiliser la richesse de l’expertise croisée de chacun. Toutes et tous partagent les mêmes valeurs communes : respect, compréhension, empathie, authenticité, congruence, acceptation de l’autre, solidarité, vision positive. Ce qui ne signifie pas une pensée unique. Tout au contraire, chacun, de sa place qui de psychiatre, de psychologue, de travailleur social, d’infirmier ou de cadre apporte sa perception, ses hypothèses, à partir de la formation qui lui est propre. Et la propension à comprendre la problématique à l’œuvre, c’est ce que cherche à favoriser l’EMEA, à travers la démultiplication des espaces de pensée.Le réseau partenarial
Le trajet aller ? Il permet de préparer l’entretien en s’appuyant sur ce qui a été travaillé auparavant. Au cours de l’entretien ? Il n’est pas rare que le binôme sollicite une pause, se mettant à l’écart, pour faire le point et réfléchir sur la stratégie à adopter pour la suite du rendez-vous. Le voyage retour ? C’est l’occasion d’un débriefing reprenant les sensations vécues, les impressions ressenties et les premières hypothèses. La réunion de synthèse ? Elle permet à l’équipe de réfléchir collectivement sur la situation. Mais, une telle élaboration serait malgré tout bien limitée, si elle se contentait de l’entre soi. L’un des autres axes essentiels du fonctionnement de l’EMEA, c’est l’importance du travail en réseau. Si la prise en charge se veut globale, en incluant toutes les dimensions de l’existence de l’adolescent, cela implique la coordination et la complémentarité, la concertation et les échanges d’informations entre tous les acteurs professionnels concernés par la situation. Le premier à prendre contact avec l’équipe, c’est souvent l’adulte inquiet par le comportement du jeune. Ce peut être un principal du collège, un travailleur social ou un médecin de famille. Ce « médiateur social » restera l’interlocuteur privilégié de l’EMEA, continuant à être informé de l’évolution de la situation, afin de préserver sa place de personne ressource auprès du jeune et de sa famille. L’équipe s’est très vite fait connaître auprès des directeurs d’école primaire de son secteur, des collèges, des équipes d’aide éducative à domicile, des assistantes sociales du conseil général, des animateurs des temps périscolaire ou points écoute jeunes, de la protection judiciaire de la jeunesse, de la gendarmerie, afin d’engager, à chaque fois que cela est nécessaire un précieux travail de collaboration.Evaluation
Notre époque ne parle que de réseau et de travail en partenariat. L’action de l’EMEA apparaît exemplaire non seulement au regard de la prévention, de l’accompagnement et du soin à apporter aux souffrances des adolescents qui ne sont pas dans la demande d’aide, mais aussi dans la capacité à réussir d’une manière pluridisciplinaire, là où aucun intervenant ne pourra y arriver, tout seul. Certes, la méthodologie utilisée est perfectible. L’étude épidémiologique et l’évaluation menée par une psychologue, à l’issue du suivi, cherchent à identifier ce qui pourrait être amélioré. Si le degré de satisfaction est fort, c’est aussi du fait de l’importance des moyens humains déployés. L’équipe est composée de trois internes en psychiatrie et de seize permanents dont trois pédopsychiatres, trois psychologues cliniciens, un Docteur en psychologie, un cadre de santé, trois infirmiers, deux cadres socio-éducatives, deux éducateurs spécialisés, deux cadres socio-éducatifs et une secrétaire. Ce qui interroge sur la possibilité de reproduire ailleurs un tel investissement. Mais, peut-être, la question est-elle mal posée. On devrait bien plutôt se demander pourquoi notre société ne généralise pas de tels dispositifs qui montrent leur grande efficacité tant pour répondre à la détresse des plus jeunes, que pour éviter sa dégradation ultérieure qui coûte infiniment plus cher tant humainement que financièrement.Contact : 06 27 87 92 45 Courriel : equipemobile.baindebretagne@ch-guillaumeregnier.fr
(1) « A la rencontre des jeunes en souffrance. L’expérience d’une équipe mobile pluriprofessionnelle » Sylvie Tordjman, Mathias Wiss & all, Ed. De Boeck, 2014 voir rubrique Lire
EMEA : mode d’emploi en dix étapes
1- Sur les conseils d’un médiateur, un parent appelle l’EMEA. Il est informé que plusieurs membres de l’équipe écoutent la problématique qu’il va décrire.
2- Un rendez-vous est fixé dans les quarante huit heures, en un lieu convenu
3- Une première concertation d’équipe a lieu sur ce qui a été entendu, permettant d’esquisser les premières hypothèses.
4- Un binôme va rencontrer le jeune et ses parents.
5- Restitution est faite à l’ensemble de l’équipe, lors de sa réunion hebdomadaire.
6- Le contact est maintenu avec le médiateur social ayant orienté la famille vers l’EMEA, une relation est établie avec les partenaires concernés par la situation (en accord avec la famille).
7- Une seconde, troisième, quatrième visite (dix au maximum) sont organisées, la composition du binôme changeant à chaque fois, un membre assurant deux entretiens d’affilés.
8- Chacune de ces rencontres fait l’objet d’une synthèse hebdomadaire.
9- Un relais vers le soin est organisé si nécessaire, sinon une mise à disposition est proposée.
10- Un contact par téléphone a lieu, à un, quatre et dix mois, afin de s’assurer que l’évolution reste favorable et que les relais éventuels ont été maintenus.
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1162 ■ 30/04/2015