Fermeture de la maison Connerré

C'était pourtant une réussite…
La fermeture de la maison Connerré

Les équipes éducatives savent parfois faire preuve d’une créativité et d’une inventivité qui permettent de soulever des montagnes. Elles n’en sont pas pour autant toujours récompensées. cer_72.jpg A l’image de la brutale fermeture de la maison de Connerré, coupable de réussir. Reportage.

A n’en pas douter, l’heure est à la répression. Le réflexe sécuritaire domine, chaque fait divers étant le prétexte à une surenchère législative aggravant les sanctions pénales. L’enfermement des mineurs délinquants en est peut-être l’expression à la fois la plus symbolique et la plus caricaturale. Le secteur éducatif résiste, tant bien que mal, à cette montée des eaux qui menacent de tout submerger. Aux portes du Mans, la Maison de Connerré en fut une illustration exemplaire. Après six années d’un travail de qualité reconnu par les financeurs, les partenaires et les employeurs, elle vient d’être fermée. La direction de la Sauvegarde de la Mayenne et de la Sarthe a ordonné brutalement la réorientation des jeunes accueillis et ce dans les 48 heures. Que s’est-il donc passé, pour en arriver à une telle précipitation ? Mais, commençons par le début.

Au début … l’émoi

C’est en 2004 que le Directeur départemental de la PJJ, aujourd’hui en retraite, entre en relation avec la Sauvegarde de la Sarthe, dans le cadre d’un appel d’offre visant à la création d’un Centre éducatif renforcé. Les cadres de l’association et plus particulièrement ceux du Foyer d’accueil éducatif pour adolescents, le « Pourquoi pas », situé à Coulaines réagissent aussitôt, en proposant de monter une structure d’accueil qui ne serait pas tant fondée sur la contention physique que sur l’encadrement humain. « On travaille avec des hommes, pas avec des murs » est alors le principe retenu. La Sauvegarde monte alors le projet d’accueillir dix jeunes délinquants âgés de 13 à 16 ans, qui leur seraient confiés au titre de l’ordonnance du 2 février 1945. Le lieu d’implantation envisagé est Connerré, une petite ville de 3.000 habitants située à 25 kilomètres à l’est du Mans. Cette arrivée provoque l’émoi du voisinage. On craint des voitures brûlées, des cambriolages, une montée de l’insécurité. Un comité de pilotage est constitué intégrant non seulement les institutions (PJJ, Conseil général, mairie, gendarmerie, parquet, éducation nationale…), mais aussi les habitants volontaires. Des réunions d’information préalable n’apaisent pas les inquiétudes. Il faudra un vrai travail de proximité de l’équipe éducative pour que les jeunes accueillis soient enfin intégrés. Quelques mois suffiront pour que les jeunes se fassent saluer par leurs voisins quand ils se croisaient, marque d’attention qui ne manquera pas d’étonner des adolescents plutôt habitués au rejet.

Comme un poisson dans l’eau

Le patron du bar situé en face de la maison fut parmi les plus ardents opposants, initiateur d’une pétition pour obtenir l’annulation du projet. Il finira par venir travailler au foyer et devenir un professionnel de qualité en épousant le métier ! Un couple de personnes âgées vivant dans une maison mitoyenne se plaint de dégradations ? Un éducateur et deux jeunes viendront, en réparation, leur refaire leur salle de bain. Une voisine apprenant la fugue d’un jeune s’inquiétera non pour sa propre sécurité, mais pour le danger vécu par le mineur, au cours de son errance. On pourrait multiplier à l’envie les anecdotes permettant de mesurer l’effort fourni par l’équipe pour accompagner son implantation dans le tissu local et les rapports apaisés de voisinage ainsi obtenus. Les jeunes qui arrivaient à la maison de Connerré avaient, en général, mis en échec tout ce qui leur avait été proposé auparavant. Utiliser la même approche que celle qu’ils avaient rencontrée jusque là, c’était prendre le risque d’arriver au même résultat. Pour changer la donne, l’équipe fonda son action sur une équation simple à concevoir, même si elle fut complexe à mettre en œuvre : créer du lien, tisser une relation, établir un minimum de confiance qui fassent que le jeune qui, jusque là, n’avait plus d’espoir en personne, commence justement à avoir quelque chose à perdre. Pour atteindre cet objectif, plusieurs moyens furent mis en œuvre. Une grande disponibilité, tout d’abord : le personnel recruté était suffisamment nombreux, pour permettre une individualisation de la prise en charge de chaque jeune.

Une pédagogie adaptée

Cette présence auprès du groupe de jeunes en général et auprès de ceux qui était en crise en particulier, rendait possible, par exemple, le détachement d’un adulte pour partir à la journée ou sur deux jours avec un adolescent, quand il apparaissait utile de calmer la tension. Ce que l’équipe appelait, avec humour, la « Cliothérapie » (du nom de la voiture utilisée pour ces échappées ponctuelles permettant un face à face apaisant et réparateur). Beaucoup de tolérance, ensuite. L’équipe savait que le jeune, en arrivant, poserait des actes de violence contre lui, contre le matériel, contre les autres jeunes. Ces comportements, pour inadmissibles qu’ils soient, étaient liés à leur problématique. En faire systématiquement une condition de sanction, de dépôt de plainte, voire de renvoi, c’était transformer une conséquence et un symptôme en une cause originelle. S’il n’a jamais été question à la maison de Connerré de banaliser de tels passages à l’acte, l’action engagée consistait bien à les accompagner avec comme perspective de réussir à les canaliser et à les réduire progressivement. Toute casse faisait l’objet d’une reprise systématique, avec demande de participation aux réparations. Autre ressort essentiel : les professionnels avaient fait le choix d’intervenir sur toutes les dimensions du quotidien. Ici, pas d’homme d’entretien, ni de maîtresse de maison, de lingère ou de femme de ménage. Tout le monde faisait de tout : adultes et jeunes assuraient les courses, les repas, l’entretien du linge ou des locaux… A son ouverture, la maison avait d’ailleurs été complètement repeinte avec les premiers adolescents accueillis, l’expérience de peintre en bâtiment de l’un des éducateurs ayant été mise à profit.

Une présence à l’autre

Le « vivre ensemble » et le « vivre avec » trouvaient ainsi une concrétisation quotidienne. C’était là un facteur non négligeable, pour tisser du lien. Et puis, il y avait la patience et la confiance dans le potentiel du jeune. Il ne voulait pas aller à l’école ou en stage ? On le laissait devant sa télévision ou ses jeux électroniques. On faisait le pari qu’au bout d’un moment, il se lasserait. D’autant que l’entrée et la sortie étant permanente, d’autres jeunes qui n’étaient pas au même stade et avaient déjà progressé fréquentaient à nouveau une scolarité ou une formation professionnelle. L’adolescent rétif qui pensait que lui était différent des autres et qu’il n’était pas question qu’il fasse pareil, finissait par vouloir être comme les autres. L’impatience légitime de l’éducateur face à un jeune qui « glande » et sa volonté de le mettre au travail au plus vite devaient être tempérées. Ce dont il s’agissait, c’était bien de faire naître un désir chez le jeune. Et, ça marchait, même s’il fallait parfois du temps. Mais progressivement, l’adolescent retrouvait une image positive de lui-même. Parce qu’il se sentait accepté comme il était et reconnu dans ses difficultés, il commençait petit à petit par se respecter lui-même, avant de réussir à respecter les autres. Tout ce processus était fragile et nécessitait du temps et toute la bienveillance nécessaire à l’égard des nombreuses rechutes. Mais l’essentiel, c’était bien que pour canaliser ces comportements et les moduler il fallait, au préalable, commencer par les accueillir et les accepter. La pratique qui s’est ainsi élaborée au cours des années est pour le moins atypique … comme l’est le public auquel elle s’adressait.

Des pratiques innovantes

Elle ne fait pas partie de ce que l’on apprend dans les écoles d’éducateurs. Renoncer à scolariser automatiquement le jeune qui arrive et le laisser « traîner », en aménageant le vide dans lequel il s’installe alors, n’est pas vraiment académique. Offrir des séjours de ski à la station de Morzine ou d’Avoriaz, à des jeunes qui non seulement n’ont pas vraiment été méritants, mais viennent parfois de poser des actes graves, n’appartient pas non plus aux classiques de la profession. La gestion des fugues n’était pas mal non plus. Ici, pour éviter que le jeune ne s’enfuie, on ne lui confisquait pas ses chaussures ou on ne le contraignait pas à vivre en pyjama. Il voulait partir ? On lui ouvrait grande la porte d’entrée, en l’invitant à sortir. Non pour se débarrasser de lui, comme de quelqu’un dont on ne voulait plus. Mais pour lui signifier qu’on ne ferait rien, sans qu’il ne s’engage vraiment. Bien sûr que s’il s’enfuyait, on s’inquiéterait de ce qu’il pouvait lui arriver. Mais on ne ferait rien pour le retenir de force. Cette injonction paradoxale produisit souvent les effets escomptés. Les ados qui arrivaient ici avec une réputation de grands fugueurs, se mettaient à ne plus s’enfuir. Et quand le jeune partait néanmoins, on travaillait avec lui, à son retour, sur le sens de son acte. En faisant à peu près le contraire de ce que l’on fait partout ailleurs, l’équipe était arrivée à créer une dynamique chez les ados qui avaient plutôt du mal à quitter l’établissement, quand une réorientation devait intervenir. Les séjours prévus initialement sur 6 mois se renouvelaient parfois jusqu’à durer deux, voire trois ans. La principale difficulté de la Maison de Connerré, ce n’est donc pas de garder ses pensionnaires, mais de réussir à organiser leur départ !

Une riche expérience

Tout ce qui vient d’être décrit n’est pas le produit d’une construction idéologique. Cela fut élaboré progressivement par des professionnels expérimentant différentes approches très concrètes. La plupart des 16 membres de l’équipe qui fut constituée à la création de la maison, se retirèrent très vite. Le choc fut rude et ils plièrent sous la charge. Des appels à candidature furent lancés, pour les remplacer. Peu d’éducateurs diplômés répondirent. Les personnes qui furent recrutées avaient des parcours de vie dans des secteurs n’ayant rien à voir avec le social. L’équipe se construisit, un peu par cooptation : un groupe d’adultes cohérents et stables, pas tous estampillés avec le bon diplôme, mais n’en présentant pas moins une authentique compétence leur permettant de faire face à tous ces écorchés vifs qui, pendant six années, se sont succédés dans la structure. Même si la discussion était permanente et si chacun gardait sa propre approche, ce qui fit la richesse de l’équipe, c’est la solidarité qui y régna, chacun se sentant concerné par ce qui pouvait arriver à l’autre. C’est un vrai succès dont pouvait jusqu’alors s’honorer la PJJ qui finançait l’établissement. Un rapport d’audit rendu en 2010 avait d’ailleurs pu faire le constat de cette réussite. A l’heure où l’on ne compte plus les foyers qui explosent sous les coups de boutoir des jeunes délinquants accueillis, la pédagogie pragmatique utilisée par la Maison de Connerré montrait des résultats positifs et encourageants, au point que l’équipe avait pu être interpellée sur la façon dont sa méthodologie pouvait être reproduite.

La liquidation

C’était sans compter sur l’entreprise de liquidation dans laquelle est engagée le ministère de la justice. Le 10 septembre, lors du Comité d’entreprise, l’information fut donnée de la cessation d’activité de la maison de Connerré, le financement public s’interrompant au 31 décembre 2010. Le 23 septembre, une inspection surprise de la PJJ et de la Sauvegarde intervint. Le 24 septembre, décision était prise de la suspension de l’activité du foyer et de la réorientation immédiate des huit jeunes accueillis. Raison invoquée ? Le manque d’hygiène constaté et le laxisme des pratiques éducatives. « Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage » affirme le proverbe. Le Directeur Adjoint de la Maison de Connerré et la chef de service sont aussitôt licenciés pour faute grave. Le médecin référent de Santé 72, qui connaît la Maison de Connerré pour y avoir fait des visites, choquée de l’état de l’équipe, leur recommande fortement de se protéger. Les 16 membres de l’équipe se sont mis en arrêt de travail. On ne peut qu’être étonné par la violence de cette décision. Laurence Villeneuve, Directrice générale de l’association l’explique par le « constat d’un dysfonctionnement important dans la prise en charge d’un jeune. ». « Par respect pour les personnes en procédures disciplinaires et par éthique » la responsable ne souhaite pas donner plus de détails. En fait, un adolescent mettant en grande difficulté le groupe fut placé un week-end chez sa tante, le magistrat compétent étant informé par fax, de cette disposition provisoire.

Le gâchis

Qu’est-ce qui justifie donc qu’un établissement qui donne toute satisfaction soit fermé si brutalement ? « Cette violence n’est pas de notre initiative » affirme Laurence Villeneuve, qui renvoie vers les cadres de la maison de Connerré la pleine responsabilité de ce qui s’est passé. « Nous n’avons jamais été en déloyauté avec nos jeunes ou nos salariés » conclue-t-elle après avoir exprimé ses craintes que ce reportage ne nuise à son combat pour maintenir l’emploi. Il est des justifications qui gagnent à n’être accompagnées d’aucun commentaire ! Constatons, néanmoins, que si l’équipe éducative de Connerré rencontrait, jusque là, quelques difficultés à organiser le départ des jeunes qui s’y trouvaient bien, la Sauvegarde a trouvé la solution. Au-delà de ce cynisme de mauvais aloi, de multiples questions émergent. Qu’en est-il du savoir-faire et de la réussite exemplaire d’une équipe de professionnels qui se trouve désavouée de la manière la plus brutale qui soit ? Comment comprendre la fermeture d’un établissement réputé dans tout l’ouest de la France, parce qu’il réussit là où tant d’autres échouent ? Peut-on aujourd’hui gérer des publics en grande difficulté, sans donner la possibilité aux équipes les ayant en charge un minimum de marge de manoeuvre ? Quel avenir pour des convictions pédagogiques résolument tournées vers l’éducatif qui tentent de résister au tout répressif ?

Quelles leçons ?

A l’heure où des équipes professionnelles mettent tout en œuvre pour innover dans la prise en charge de jeunes qui ne sont « incasables » que parce qu’on ne sait pas comment les accueillir, la fermeture de la maison de Connerré est une très mauvaise nouvelle. Au-delà de la décision prise par la Sauvegarde de la Mayenne et de la Sarthe qu’il lui revient d’assumer, plusieurs leçons peuvent être tirées. D’abord, on pourrait bien retrouver ici, la conséquence indirecte de l’assèchement systématique des budgets consacrés au social et à l’éducatif, choix politique d’un gouvernement élu démocratiquement qui a décidé de privilégier le répressif. Ensuite, constat lui aussi inquiétant : une action qui porte ses fruits, qui fait ses preuves et est montrée en exemple n’est pas assurée d’être pérennisée. On marche sur la tête, mais le succès peut être synonyme de stigmatisation et de fermeture. Enfin, l’avertissement à l’intention des cadres est clair. La hiérarchie de la PJJ est confrontée au paradoxe d’avoir à détruire ce qu’elle a contribué à élaborer durant des années, avec pour résultat l’acte de désespoir d’une Directrice de Paris se défenestrant, il y a de cela quelques mois. Le monde des associations illustre aussi, à sa façon, cette exigence d’avoir à choisir entre sa conscience et son devoir de loyauté à l’égard de son institution : les cadres de la Maison de Connerré viennent de payer cher le fait d’être restés à la fois humains et solidaires de l’action engagée depuis six ans avec leur équipe. Ils ont préféré perdre leur place que de perdre leur âme. Des nuages lourds et noirs s’accumulent. La nuée menace. Mais, avant que l’ouragan n’emporte tout sur son passage, il est encore temps de résister. Lien Social avait été contacté, avant l’été, pour venir se rendre compte sur place de cette réussite. Ce qui (ne) put être constaté ce n’est qu’un lamentable désastre. Que toute l’équipe de la Maison de Connerré reçoive ce reportage comme un hommage à leur dévouement et à leur travail. Chapeau bas !


Lire l’interview : Cyril Froger - maison Connerré

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°993 ■ 11/11/2010