Instants d’éternité

Aucun projet pédagogique ne pourra jamais programmer l’intensité du partage du vivre ensemble.

Empreintes d’utilité et de pédagogie, bien des actions professionnelles se veulent porteuses d’un objectif à atteindre, d’un projet à concrétiser, d’un progrès à mesurer. Il est pourtant des moments où il est difficile de fixer de telles ambitions, sans risquer de les plaquer d’une manière artificielle : ce sont ces épisodes où se vivent côte à côte de ces vécus qui marquent à vie les participants qu’ils soient accompagnateurs ou accompagnés. Une marche sur un sentier côtier ou en haute montagne confrontant à la même fatigue physique, un repas pris dans un restaurant servant de la « nourriture extra-terrestre » (hors fast-food) ouvrant à une saveur jusque-là ignorée, une journée dans un parc aquatique réunissant autour des sensations de la glisse, une visite dans une ferme pédagogique offrant l’occasion d’assister à la naissance d’un agneau, une séance d’accrobranche produisant les mêmes poussées d’adrénaline, une chevauchée équestre sur plusieurs jours avec, le soir venu un bivouac autour d’un feu de camp, une navigation en mer impliquant des quarts de nuit, l’escalade d’une falaise au pied de laquelle c’est l’autre qui assure sa sécurité, l’exploration des entrailles de la terre en spéléologie, la descente de rapides en rafting, … Ce jour-là, l’éducateur avait programmé, avec son groupe d’ados et l’aide d’un moniteur sportif qualifié, une activité de saut pendulaire sur le site d’un vieux viaduc romain dans l’Hérault. Rendu sur place, il se montra très actif, aidant les jeunes à s’harnacher, puis à se lancer du pont retenu par une corde d’escalade solidement accrochée au parapet, non sans les avoir rassurés et encouragés. Quand, soudain, un ado fit remarquer que tout le monde y était passé… sauf leur éducateur. Malgré son insistante argumentation pour les en dissuader, il fallut peu de temps pour que le groupe ne lui saute dessus, lui enfile le harnais et le galvanise. Mort de trouille, le voilà s’élançant en hurlant dans le vide, ayant toutefois pris soin de confier au préalable sa paire de lunettes et sa montre à deux ados comme ultime héritage … au cas où le lien qui lui semblait tout d’un coup bien fragile ne supporterait pas son poids. Il survécut, partageant ensuite avec son groupe l’intensité de la peur qu’il avait ressentie et de l’angoisse vécue au moment fatidique. L’inattendu et l’imprévisible, l’enchaînement de circonstances et la chronologie des évènements, le hasard et l’opportunité avaient présidé à cet acte, donnant l’occasion d’un épisode de vie particulièrement intense. On peut, bien entendu, catégoriser cette activité en la faisant rentrer dans les arcanes du jargon auquel nous sommes habitués. Le groupe d’adolescents a ainsi pu (au choix : plusieurs options sont possibles) « dépasser son sentiment d’échec, tempérer son émotivité, acquérir plus d’assurance, tisser un lien privilégié avec l’adulte, se confronter à ses limites physiques, bénéficier d’une relation sécurisante, sublimer le risque, assumer des responsabilités, harmoniser ses relations avec ses pairs, s’approprier des compétences insoupçonnées, conquérir une stabilité mentale, acquérir une reconnaissance, évacuer ses angoisses, affirmer sa personnalité, mesurer ses limites, partager un émoi, prendre du recul, progresser dans ses représentations, gérer le risque, assumer ses fragilités, accroître son désir de réussite, progresser dans sa socialisation, assimiler les réflexes de sécurité etc... » Tout cela est vrai. Mais, aussi riche soit-elle, cette rhétorique peine à mesurer et évaluer un élément central de ce vécu : les puissantes émotions éprouvées et cet incomparable sentiment tout aussi indicible qu’est le plaisir d’être ensemble !  

 

 

 Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1254/1255■ 25/06/2019