Nous sommes tous des migrants

Confrontés à la crise des migrants, que devons-nous faire ? Au-delà des conditions indignes dans lesquelles sont acculés des milliers d’êtres humains, se pose un questionnement historique, économique et éthique.

L’histoire de l’espèce humaine n’est faite depuis qu’elle existe que de migrations. Né en Afrique, l’Homo Sapiens ne s’est pas contenté de rester dans son berceau. Rassemblés en petits groupes de chasseurs cueilleurs, nos ancêtres se déplacèrent de quelques dizaines de kilomètres, de génération en génération, en quête d’espaces plus riches en ressources naturelles. C’est sans doute l’une des raisons qui explique leur sortie du continent africain et le peuplement de l’ensemble de la surface de la terre. Pour autant, même après que notre espèce ait conquis l’ensemble du monde, elle ne s’est pas limitée à une sédentarité permanente. Le nomadisme imprègne son histoire, les flux migratoires n’ayant jamais cessé. L’histoire n’est faite que de transits de populations, certaines ne faisant que passer, d’autres s’installant définitivement au moins quelques générations. Qu’est-ce qui pousse donc l’être humain à quitter l’espace qui l’a vu naître et qui lui assure un cadre à la fois protecteur et sécurisant et à se confronter à un inconnu potentiellement risqué ? C’est d’abord la nécessité soit d’échapper à la menace de mort (aujourd’hui encore 66 millions de personnes fuient la guerre, l’insécurité, les persécutions…), soit la misère (192 millions migrent pour essayer de mieux vivre). Mais, au-delà des impératifs de survie, l’espèce humaine semble animer d’une curiosité insatiable à connaître l’autre : en 2016, le monde a connu pas moins d’1,2 milliard de touristes ayant dormi au moins une nuit dans un pays étranger.

 

Chassez les fausses craintes

Aujourd’hui, le monde est confronté à l’une des plus graves crises migratoires de l’histoire de l’Humanité : en 2015, chaque minute, 24 personnes ont été forcées de fuir leur pays, contre six en 2005 (d’après le Haut-commissariat aux réfugiés). La même année, alors que la Turquie accueillait 2,5 millions personnes, le Pakistan 1,6 millions, l’Iran 850.000, la Jordanie 650.000 et le Liban 1 million (pour 6,8 millions d’habitants), les six pays les plus riches de la planète n’en accueillaient que 2,1 millions. En septembre 2015, face à la vague de 160.000 personnes arrivées en Grèce et en Italie, l’Union européenne décidait d’un mécanisme de quotas pour mieux répartir les migrants entre les États membres. Sur les 19.714 personnes que la France était invitée à accueillir, seules 4.278 l’ont été, soit 22% de l’objectif initial du programme de relocalisation.
Comment expliquer cette frilosité ? Ces migrants représentent-ils un danger pour les pays qui les accueillent, comme certains discours tentent de nous le faire croire ? Plusieurs légendes urbaines viennent alimenter une peur irrationnelle. Telle la théorie d’un « grand remplacement » : les étrangers en viendraient à devenir majoritaires en nombre par rapport à la population nationale. Le solde migratoire net annuel est stable depuis 15 ans : on compte, chaque année, 200.000 entrées contre 50.000 sorties du territoire national. Au regard des 66 millions d’habitants que compte notre pays, ces 150.000 nouveaux arrivants représentent l’équivalent de deux spectateurs supplémentaires dans un stade de 10.000 personnes. On est loin de l’invasion fantasmée. Le démographe François Héran affirme que « 70 % des migrants subsahariens s’installent dans un autre pays africain, 15 % se répartissent entre le Golfe et l’Amérique du Nord, et 15 % viennent en Europe ». Les phénomènes de migration concernent donc l’Europe à la marge, impactant en premier le continent africain lui-même. Autre accusation : l’immigration coûterait trop cher. Dans la réalité, elle rapporte. Une étude a permis de comparer les 68,4 milliards d’euros de prestations qui leur sont versées et les 72,026 milliards correspondant aux cotisations qu’ils versent. Il y a donc bien presque 4 milliards de bénéfices. Cela s’explique très bien : arrivant en majorité jeune et en bonne santé, les populations migrantes ne dépensent guère en soins et en retraite. Sans compter qu’aucun investissement d’éducation n’a été nécessaire pour les mener à la vie d’adulte. Argument complémentaire : ils prennent le travail des français. Comme toutes les vagues de migration, ils occupent des postes mal payés et aux conditions de travail pénible largement délaissés par les natifs. Le syndicat de l’hôtellerie/restauration a récemment demandé qu’on leur permette de proposer aux migrants les 200.000 offres d’emploi qui ne trouvent pas preneurs chez les français. En outre, en vivant dans notre pays et en y consommant leurs revenus, les migrants font tourner la machine économique, créant ainsi des emplois.

 

Ostracisme …

Ne soyons pas naïfs. Les peurs irrationnelles et les réactions d’hostilité des populations déjà en place face aux migrants ont toujours existé. Un sondage récent le prouve, qui fait état de 60 % des français s’opposant à leur accueil. « On ne peut accueillir tous ces migrants, alors qu’il y a tant de chômage en France » affirme avec force Adriano. « Priorité aux français », s’enflamme Irena. « On ne peut accepter toute la misère du monde » continue Pablo, craignant l’appel d’air qu’entraînerait la moindre tentation d’en laisser entrer quelques-uns. « Ils n’ont qu’à rester chez eux » s’exclame Maryse, ne voulant pas subir une irrésistible déferlante. Nguyen reste plus mesuré, mais désapprouve, lui aussi, l’ouverture de nos frontières. Adriano a sans doute oublié. Mais ses trisaïeuls  sont arrivés d’Italie en 1852. Au nombre de 63.000, ils seront 420.000 à la veille de la première guerre mondiale. Polonais, les bisaïeuls d’Irena ont émigré en France dans les années vingt, comme 500.000 de leurs compatriotes. Espagnols, les grands-parents de Pablo ont trouvé refuge dans l’hexagone à la fin des années trente, avec 465.000 de leurs concitoyens fuyant le franquisme. En 1962, les parents de Maryse ont regagné la métropole, chassés de l’Algérie indépendante avec 1,2 million de pieds noirs. Nguyen fut l’un des 110.000 réfugiés du sud-est asiatique arrivés en France entre 1975 et 1985. Si l’on remonte au XIXème siècle, 40 % des français ont une ascendance étrangère. Chaque vague a été accueillie avec méfiance et rejet avant de s’intégrer, enrichissant notre pays, malgré les cris d’orfraie prophétisant l’invasion. Nous sommes très nombreux à être les enfants de l’immigration. Une légende raconte qu’un peuple chassé par la misère se présenta un jour aux portes d’un royaume du sous-continent indien. Son souverain transmit à ces migrants une jarre remplie de lait à ras bord, pour leur signifier que son territoire ne pouvait les accueillir. La jarre lui fut renvoyée : au lait avait été rajouté su sucre et des épices qui lui donnaient un goût incomparable. Loin d’être un fléau, la migration constitue une chance. Le mélange est la condition du renouvellement de toute nation qui ne peut que profiter de la créativité et de la puissance de vie des nouveaux arrivants.

 

… ou accueil ?

Au-delà d’un calcul égoïste, se pose une question éthique. L’antique valeur de l’hospitalité est née d’une impulsion vers l’autre, d’un désir de secourir celui qui est en péril, du choix de se laisser affecter par la menace pesant sur sa vie, de la conviction que tout existence est digne d’attention et de considération. Faut-il privilégier un repli égoïste sur soi ou faire preuve de cette solidarité que l’on serait en droit d’attendre si nous étions nous-mêmes victimes ? La certitude que le mélange est un enrichissement et que le monde des uns a besoin du monde des autres doit-il laisser la place à la peur d’être contaminé et absorbé par autrui ? L’étranger, hôte que l’on prie d’entrer dans son foyer, en le magnifiant doit-il devenir un gueux sans avenir, un intrus redouté, un envahisseur potentiel, un criminel en puissance, un fauteur de troubles virtuel qu’il faut éloigner, repousser, rejeter au loin ? D’un côté les « Wilcomen ! » écrits sur les pancartes des comités de soutien allemands, applaudissant à tout rompre dans les gares l’arrivée du million de réfugiés en 2014/2015 ou les dizaines d’actions citoyennes qui se sont déployées sur Nantes pour venir en aide aux populations laissées à la rue. De l’autre, la diabolisation de l’étranger chargé de tous les pêchers, désigné comme bouc émissaire de tous les problèmes, rejeté comme indésirable.
A chacun(e), de choisir sa voie.

 

30 octobre 2018 / Blog de TOIT A MOI