ASE - D’hier à demain

Mars 2011, l’éducateur a rendez-vous avec Slimane qu’il accompagne en Aide éducative à domicile. Il soutient la famille face à son adolescent un peu « remuant », en utilisant des sanctions excluant les coups et les claques. Ce jour-là, quand il rejoint le jeune dans sa chambre pour superviser ses devoirs scolaires, il constate le cocard que celui-ci arbore à l’œil droit. La médiation pour mettre un terme à la violence éducative a échoué. Pourtant, ce père s’était engagé à ne plus toucher un cheveu de la tête de son fils. Et puis, ce week-end, il s’est lâché. Une bêtise de trop face à un coup de colère irrépressible. Le dialogue s’engage avec le jeune. Le professionnel lui explique son incapacité à le protéger, s’il reste dans sa famille. L’adolescent accepte l’idée d’un placement. Il n’en peut plus de subir les raclées que lui donne son père. L’éducateur prend en note le témoignage de la victime et les circonstances de son agression. Un signalement est adressé dès le lendemain matin au procureur qui prend une ordonnance de placement provisoire. La brigade des mineurs procède au retrait du jeune. L’éducateur l’accompagne à l’hôpital pour un examen médico-légal qui atteste de nombreux hématomes, bleus et cicatrices laissés par les coups. Slimane dormira le soir-même en famille d’accueil, une place ayant aussitôt été trouvée. Si la procédure civile fut efficace, la procédure pénale s’étiola : le fantôme du droit de correction paternelle hante encore les palais de justice.

 

Septembre 2019, l’adolescent vient d’avoir 18 ans. Il s’est reconstruit loin de sa famille qui l’a toujours accusé d’avoir menti. Il va bien et poursuit ses études. Il a signé un contrat jeune majeur. Que se passerait-il, aujourd’hui, si cette même situation se présentait ? Les dispositifs d’urgence sont saturés. Tout comme les familles d’accueil dont le nombre a diminué du tiers. Les foyers n’ont plus la moindre place. Ce département compte plus d’une centaine de mesures judiciaires de placement non exécutées, par manque de lieux disponibles pour l’accueil. Aujourd’hui, Slimane devrait sans doute rester encore quelques mois à se faire battre, avant de pouvoir être mis à l’abri. Il ne fait plus bon être un enfant en danger.

 

Mai 2020. Le confinement n’a fait qu’aggraver les situations de maltraitance : les appels au numéro 119 ont augmenté jusqu’à 90 %, certaines semaines. Quand le déconfinement va intervenir, la réalité du dispositif de protection de l’enfance n’aura pas changé. Le nombre de places permettant les mises à l’abri temporaires dans les services d’urgence et le placement sur un plus long terme en maison d’enfants à caractère social ou en familles d’accueil seront les mêmes : saturées, surchargées, débordées. Les capacités d’accompagnement des situations les moins dégradées par des mesures d’aides éducatives à domicile n’auront pas plus été renforcées. Il faudra de longs mois, avant que les familles inscrites sur liste d’attente ne se voient proposer une intervention à domicile, la situation qui s’est entretemps potentiellement dégradée nécessitant alors un placement … qui aurait pu être évité, si un accompagnement avait pu intervenir à temps. L’épidémie n’a fait qu’enkyster encore plus un dispositif qui était déjà bien submergé auparavant. Alors que l’augmentation des budgets de l’Etat était impossible jusque-là, pour permettre de resserrer les maillons de la protection sociale, des centaines de milliards sont été débloqués pour faire face au Covid-19. Que nous réserve l’avenir ? Sera-t-il pire que le passé récent ou pourrons-nous enfin proposer aux enfants maltraités un accompagnement à domicile et/ou une prise en charge qui soit digne de la protection que la société leur doit ? Demain pourrait être encore plus sombre qu’hier.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1274 ■ 26/05/2020