Ordonnance du 2 février 1945 : une réforme pour quoi faire ?

Déjà révisée une quarantaine de fois, l’ordonnance du 2 février 1945, est soumise à une nouvelle réforme. Nicole Belloubet, ministre de la justice, a décidé d’agir par ordonnances, sans consulter les praticiens qui travaillent au quotidien auprès des mineurs concernés. Avant de donner la parole à Jean-Pierre Rosenczveig, spécialiste de la justice des mineurs, et ce que l’option éducative apporte à la réhabilitation du jeune délinquant, contextualisons  la genèse, l’actualité et le devenir de cet acte historique fondateur de la politique pénale contemporaine.

 

On distingue traditionnellement trois modèles de politique pénale des mineurs.

Le premier d’entre eux relève d’une approche disciplinaire : c’est le registre du droit de correction paternelle. Jusqu’en 1935, le père de famille a détenu le pouvoir exorbitant de faire enfermer son enfant sur simple réquisition d’une « lettre de cachet » sous l’ancien régime ou du procureur après la révolution. Pourtant, dès 1810, le code pénal introduit la notion de discernement, établissant ainsi pour la première fois une distinction de traitement entre mineurs et majeurs. La loi de 1820 prévoit des quartiers d’enferment distincts, celle de 1850 officialisant l’existence de colonies pénitentiaires agricoles censées assurer la rééducation des mineurs au comportement déviant.

Le second modèle dit protectionnel interprète les actes de délinquance du mineur comme autant  de symptômes de sa mise en danger. Les magistrats, les psychologues et les éducateurs se penchent sur sa personnalité. Ce qui compte avant tout, ce n’est pas tant l’acte posé que la démarche d’amendement qui a d’autant plus de possibilités d’aboutir que l’identité de l’adolescent n’est pas figée, bénéficiant d’une large marge de progression. La société doit autant se protéger du délinquant, que le soigner. Ce modèle trouve son application dans l’ordonnance du 2 février 1945.

 

Genèse d’une ordonnance

Parmi les bonne fées qui se sont penchées sur le berceau de cette ordonnance, on en compte au moins trois. Avec pour commencer Alexis Danan, le célèbre journaliste de Paris soir qui mena tout au long des années 1930 des campagnes de presse pour dénoncer le traitement réservé à l’enfance irrégulière, en général et les bagnes d’enfants en particulier. La seconde marraine, bien moins recommandable, est cette loi sur l'enfance délinquante en date du 27 juillet 1942 édictée par le régime de Vichy. Certaines de ses dispositions sont étonnantes, venant d’un régime totalitaire. Ainsi, de la préconisation du caractère exceptionnel de l’incarcération du mineur durant l’instruction, qui doit rester exceptionnelle et dûment motivée. Ainsi, de la constitution de tribunaux spécialisés pour enfants et adolescents. Ainsi, de la création de centres d’observation privilégiant des mesures de protection et de redressement prenant le pas sur la traditionnelle politique répressive.

Troisième facteur favorisant, l’expérience concentrationnaire de nombre de membres du personnel politique qui arrive au pouvoir à la libération. Leur vécu personnel et leur ambition humaniste décuplée par l’horreur nazie leur interdisent de reproduire le fonctionnement des bagnes d’enfants tel qu’ils avaient sévi avant guerre. Conjonction de nombre de circonstances, l’ordonnance promulguée le 2 février 1945 affirme avec force dans son préambule: « il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et, parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains. La guerre et les bouleversements d’ordre matériel et moral qu’elle a provoqués ont accru dans des proportions inquiétantes la délinquance juvénile. La question de l’enfance coupable est une des plus urgentes de l’époque présente. (…) Désormais, tous les mineurs jusqu’à l’âge de dix-huit ans auxquels est imputée une infraction à la loi pénale ne seront déférés qu’aux juridictions pour enfants. Ils ne pourront faire l’objet que de mesures de protection, d’éducation ou de réforme, en vertu d’un régime d’irresponsabilité pénale qui n’est susceptible de dérogation qu’à titre exceptionnel et par décision motivée. » (1)

 

Changement de paradigme

Depuis le tournant des années 1980, un troisième modèle tend à s’imposer fondé sur le paradigme situationnel et responsabiliste. Ce serait les circonstances qui provoqueraient le crime. Il faudrait donc les transformer, afin de rendre tout passage à l’acte impossible ou difficile, risqué ou peu rentable. D’où le surinvestissement des dispositifs de surveillance et de contrôle (dont la vidéo surveillance en est l’exemple emblématique), au détriment de tout le travail relationnel avec les personnes susceptibles de transgresser. L’enfant n’est pas épargné : il n’est plus considéré comme un être marqué par le manque et l’immaturité ne lui permettant pas de conduire et d’assumer son projet de vie, mais comme comptable des actes posés dont il doit rendre compte. La justice ne s’adresse plus qu’à des justiciables individuels, libres de toute contrainte sociale et définis par la seule responsabilité de leurs comportements, la coercition et le rappel à la loi apparaissant seules à même de permettre de les normaliser. La posture infractionnelle n’est plus considérée comme une résultante, mais comme la source de la rupture d’équilibre. D’où la multiplication des réforme qui ont toutes mis l’accent sur une plus grande répression, les moyens financiers consacrés à l’enfermement asséchant les crédits permettant une intervention en prévention auprès de la famille, en amont du passage à l’acte.

 

(1) Exposé des motifs de l’ordonnance du 2 février 1945

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1249 ■ 16/04/2019