Bataclowns - Fou du roi ou roi des fous?

Une drôle de troupe sillonne la France des congrès, provoquant autant l’hilarité que la réflexion : ce sont les Bataclowns.

Les 2 et 3 avril 1992, Lien social organisait à Toulouse les États généraux des éducateurs. Claude Evin, ministre de la solidarité jusqu’au 15 mai précédent, monte à la tribune. Il se fait copieusement chahuter. Ne se démontant pas, l’ancien éducateur spécialisée longtemps intervenant en AEMO, s’explique, argumente, commente son action au gouvernement, réussissant sinon à retourner la salle, du moins à l’apaiser. Surgissant alors en plein milieu de l’assemblée, accoutrés de vêtements baroques et d’un gros nez rouge, Pastille et Pissenlit l’interpellent avec humour et lui remettent deux cadeaux : une rose (emblème de son parti) et un martinet (pour qu’il fasse son autocritique). Éclat de rire général dans la salle. 20 janvier 2015 : vingt trois ans se sont écoulés. Cette fois-ci, c’est au tour de Rosalie et de Zarline d’intervenir en plein milieu de la table ronde organisée par Lien Social (« La bonne distance existe-t-elle dans la relation avec les usagers ? »). Nouvelle occasion de s’emparer des démonstrations les plus sophistiquées, des métaphores les plus savantes et des thèmes les plus sérieux, pour brocarder le débat et apporter un décalage salutaire. Sept fois, les Bataclowns auront été les invités de marque de Lien Social. En trente six années d’existence, ils comptent plus de 2.500 spectacles au compteur, avec près d’un demi million de spectateurs. Mais qui sont donc ces clowns atypiques ? Quel est le secret de leur réussite ? Quelles sont les valeurs qui les animent ?

 

L’humour comme passeport

La compagnie des Bataclowns, née en 1980, se revendique d’une tradition bouffonne qui remonte à la nuit des temps : clowns sacrés des sociétés primitives, fous du Roi, carnavals, théâtre populaire de tréteaux et de foire, chansonniers… Autant dire, que derrière leut regard naïf et candide qui attendrit et faire rire, les acteurs de la troupe cultivent allègrement l’impertinence et l’irrévérence. La dénonciation comique et l’imagination poétique se nourrissent réciproquement. S’ils manient avec dextérité l’humour, les Bataclowns l’annoncent d’emblée : ils ne sont pas là pour être complaisants, mais pour introduire de la turbulence dans l’univers de codes et des contraintes des réunions sérieuses. Colloques, journées d’étude professionnelle, congrès se réunissent pour parler et écouter parler, pour informer et former, pour débattre, prendre des décisions ou célébrer un évènement. Ce sont des rencontres raisonnables qui ont pour fonction de produire une réflexion pleine de sens. Et voilà de drôles de personnages qui font irruption dans le rituel établi, venant transgresser le sacré institué et libérer la parole dans un espace social convenu ! On ne sort jamais indemne de l’intervention de ces électrons libres qui surgissent et repartent sans ne rien devoir à personne. Lucides et ludiques, ils passent sans jamais s’attarder, car ils n’appartiennent pas au monde qu’ils visitent. Doubles dérisoires, ils réussissent néanmoins à replacer la vérité humaine au centre de l’institution.

 

Mode d’emploi

Il est difficile de raconter un spectacle des Bataclowns, tant il est plus à voir plus qu’à raconter. Les anecdotes rapportées perdent beaucoup de leur saveur, quand elles sont détachées de leur contexte. Car, ce qui se joue est dans le prolongement de ce qui vient de se vivre et de se dire. Les artistes ne répètent jamais à l’avance un texte ou une scène. Ils commencent toujours par une véritable enquête journalistique auprès des organisateurs et (quand cela est possible) des participants, s’informant des objectifs et du déroulement de la rencontre, cherchant à savoir qui sont les orateurs. Mais, ils se font aussi psychosociologues, tentant avec acuité de percer les enjeux relationnels et institutionnels. Ils n’interviennent jamais en ouverture, car il leur manquerait alors la matière principale de leur jeu. Ils assistent sagement aux travaux, portant toute leur attention sur le déroulement des échanges, prenant des notes, retenant les expressions prononcées et raffolant des tics de langage. Il s’agit pour eux de bien s’imprégner de l’ambiance, des tensions, des thématiques qui parcourent la rencontre. Puis, ils se retirent en coulisse pour revêtir leurs costumes de scène, se doter d’un nez rouge et fixer leur micro cravate. Quand ils surgissent en pleine séance, ils se lancent dans une improvisation totale, saisissant au vol l’implicite et le sens caché, établissant des rapports inattendus, transformant ce qui semble évident en questionnements et mettant des mots sur les non-dits.

 

Les pieds dans le plat

Pourtant, il est arrivé qu’une improvisation dérape. Charles Gimat, co-directeur de la compagnie des Clowns analystes, se souvient de cette intervention au Salon international du livre océanien en Nouvelle Calédonie qui regroupent chaque année les auteurs, éditeurs et libraires du Pacifique. En Japon, le Japon était l’invité d’honneur. « A la tribune se tenaient trois auteurs japonais et la consul du Japon. Nous les brocardons, comme on le fait d’habitude. Ça les amuse beaucoup. L’un des auteurs venait de faire un lien entre l’accident nucléaire de Fukushima et Hiroshima. Nous nous emparons du sujet que nous présentons volontairement sous la forme d’un hommage très émotionnel. Mais là, rien ne va plus : les sourires disparaissent, laissant la place à la consternation. Sans le savoir, nous avions touché à l’un des deux sujets tabous sur lesquels les japonais ne supportent aucun humour : l’empereur et le nucléaire. Heureusement, l’organisateur a pu intervenir avec diplomatie pour éviter l’incident diplomatique. Depuis, nous continuons à être invités ! » Et de narrer une autre anecdote qui le fait encore s’exclaffer : « nous intervenions dans une institution publique qui venait d’être privatisée. L’ambiance était lourde. Dix sept rangées vides séparaient le Comité directeur disposé sur la tribune des sept cent cadres qui s’étaient installés dans la salle. Nous tendons alors un long élastique entre les orateurs et les spectateurs pour tenter de retisser du lien. Un participant de la tribune accepte de se saisir d’une extrémité. Quand nous proposons l’autre bout à l’un des spectateurs, celui-ci refuse de le prendre. Totalement par hasard, nous l’avions proposé au délégué syndical de la CGT ! » La Compagnie des Clownanalystes continue, année après année, à proposer ses spectacles, passant de deux pas an à ses débuts à plus d’une centaine aujourd’hui. Mais, elle n’hésite pas à créer des émules, en multipliant stages et séminaires. Rendez-vous au prochain congrès ?


 « Le clown souligne et surligne le visible, joue l’invisible, fait parler l’ineffable, bruite l’inaudible, donne un langage au chaos. Il travaille en même temps sur les deux versants du sandwich : par l’effet miroir pour ce qui se voit et l’effet tiroir pour ce qui est caché »
Jean Ferasse
 
« Ils voient tout, et même la part infime de nos comédies humaines. Mais s’ils nous débarrassent d’un coup de nos masques, ils ont l’élégance de nous faire croire qu’ils sont pareils que nous. Et nous rions soulagés. C’est dire s’ils sont forts ! »
Stéphane Paoli, Journaliste à France Inter
 
« On a besoin des clowns qui sont nos professeurs de distance. En nous invitant au recul mental, ils nous aident à voir ce qu’on ne saurait jamais voir, si l’on restait collé à l’évènement »
Boris Cyrulnik, neuro-psychiatre

 
« Les clownanalystes du Bataclown, miroirs révélateurs de la vie sociale »
Jean-Bernard Bonange et Bertil Sylvander, Ed.HD Pércursions, 2015, 200 p.
Tout ce que vous avez voulu savoir sur les Clownanalystes, sans oser le demander, a de grandes chances d’être là : origines, chronologie, techniques, biographie des acteurs, statistiques, conceptualisation... Un véritable scanner d’une pratique artistique à aucune autre pareille. Leur secret : troquer l’agressivité et l’ironie contre l’humour et l’empathie pour semer l’hilarité et promouvoir la tolérance. Tout participant se reconnaît dans l’humanité de ces clowns qui les font rire, les émeuvent ou les font rêver, même s’ils peuvent les troubler quand ils mettent en jeu leurs ombres et leurs contradictions.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1194 ■ 27/10/2016