Travail social et psychologie positive

Le profond optimisme qui constitue l’un des fondements du travail social coïncide avec l’un des derniers rejetons de la grande famille de la psychologie. L’un et l’autre se découvrent cousins. Démonstration.

Le travail social ne possède pas de corpus doctrinal spécifique et autonome. Il s’abreuve aux différentes sources que lui proposent les sciences humaines : droit, psychologie, sociologie, ethnologie, économie… Les écoles que l’on trouve dans ces différentes disciplines sont multiples et diversifiées, s’opposant parfois les unes aux autres, préférant d’autres fois se compléter. Certains professionnels ont fait le choix de se réclamer d’une pensée qui leur semble particulièrement féconde. Cette préférence est judicieuse, quand cela leur permet de faire évoluer favorablement les situations auxquelles ils sont confrontés. Elle l’est beaucoup moins, dès lors où ils érigent leurs convictions en dogme, déniant aux autres approches toute légitimité. D’autres professionnels préfèrent cumuler les références conceptuelles, en reprenant dans chaque système théorique ce qui leur apparaît le plus pertinent. C’est dans ce dernier registre que s’inscrit ce dossier. Nous n’allons pas annoncer ici la nouvelle vérité révélée venant remplacer les autres doctrines plus anciennes qui seraient dépassées, mais plutôt présenter une conception qui peut s’avérer tantôt complémentaire, tantôt contradictoire avec tout ce qui a pu être élaboré jusqu’à ce jour : la psychologie positive. Cette discipline récente a émergé dans la galaxie psychologique, au tout début des années 2000. Jacques Lecomte, universitaire et consultant, principal porte parole en France, en a fait une excellente présentation, dans deux ouvrages(1) qui vont nous servir de guide. Mais, avant de présenter plus précisément cette approche, commençons par rappeler les principaux ressorts du travail social.

Les trois temps du travail social

Si l’on en croit Saül Karsz(2), trois figures de base lui serviraient d’encodage théorico-pratique. La première d’entre elles correspond à cette charité qui cherche avant tout à combler le fossé entre ce que les hommes sont et ce qu’ils devraient être. La seconde figure est celle de la prise en charge qui tente de répondre aux besoins de l’usager. La troisième figure est celle de la prise en compte qui investit l’autre à une place de sujet, en partant de ce qu’il est en capacité de faire. Là où la charité prétend faire le bien de l’autre (en donnant), là où la prise en charge cherche à guider l’autre vers la bonne solution (en faisant pour), la prise en compte se tient à côté de l’usager et l’accompagne dans une logique de co-construction (en faisant avec). Saül Karsz met en garde contre la tentation d’opposer ces trois figures entre elles. En fait, il n’existe pas de pratiques qui soit ni purement caritatives, ni exclusivement sous forme de prise en charge, pas plus que seulement dans une logique de prise en compte, chacune d’entre elles s’interpénétrant en permanence. Pour autant, la convocation de l’usager au rang de collaborateur du travailleur social, d’auteur de son existence et d’acteur de la réappropriation de son pouvoir d’agir a profondément pénétré les pratiques sociales. Cela a eu pour conséquences d’initier chez les travailleurs sociaux une pratique qui n’identifie non plus seulement les dysfonctionnements, les difficultés ou les manques des usagers, mais aussi et surtout leurs compétences, leurs capacités et leurs potentialités. S’il est essentiel de repérer les fragilités des populations accompagnées, il est tout aussi important de ne pas les enfermer dans une forme d’impuissance. L’ambition est bien, dès lors, de solliciter et de stimuler leur énergie vitale trop souvent ignorée et enfouie sous des couches de souffrance.

Ce que dit la psychologie positive

La psychologie positive se consacre à l’étude des conditions et des processus qui contribuent à l’épanouissement et au fonctionnement optimal des personnes, des groupes et des institutions. Elle cherche à repérer ce qui, individuellement ou collectivement, va permettre de faire évoluer les situations dans un sens favorable. Depuis sa naissance, explique Jacques Lecomte, la psychologie s’est orientée progressivement vers l’identification des mécanismes pathologiques et la mise en oeuvre des dynamiques de réparation. Elle est devenue une science de la guérison. Il suffit, pour s’en convaincre de comptabiliser le nombre de ses publications consacrées au bien être (4.000 en 2003), contre celles qui s’intéressent à l’anxiété (73.000) et à la dépression (90.000). S’il ne s’agit pas ici de dénier l’utilité incontournable de l’étude des dérapages de la psyché humaine, s’intéresser à ce qui va mal ne doit pas interdire de rechercher les potentialités humaines qui fondent cet élan de vie qui constitue la condition de base de la réussite de toute thérapie, quelle qu’elle soit. La psychologie positive se défend d’être une sorte de méthode Coué qui se limiterait à répéter que tout va bien, pour mieux s’en convaincre, ou à chausser systématiquement des lunettes roses qui ne laisseraient filtrer que les aspects favorables de chaque personnalité. Elle revendique seulement le droit d’explorer les aires de compétences et de progrès, non comme une alternative à la reconnaissance des problèmes et des difficultés, mais comme une complémentarité nécessaire et fertile. La démarche présentée ici, rejoint le souci du travail social à rechercher et à stimuler le pouvoir d’agir des usagers et à s’appuyer sur leurs ressources pour cheminer à leurs côtés. Entre la psychologie positive et le travail social, de nombreuses conjonctions peuvent ainsi être identifiées.

Attitudes éducatives proactives

Chloé est une petite fille de 10 ans qui ne cesse de rentrer en conflit avec les autres enfants. Elle se montre égocentrique, manipulatrice et n’agit que lorsqu’elle est sûre d’obtenir une gratification. La psychologue consultée a fait état de la nature fondamentalement égoïste de l’espèce humaine que seule l’éducation peut redresser, par un contrôle d’une agressivité et d’une malveillance fondamentalement naturelles. Qu’en pense la psychologie positive ? Contrairement à ce qu’on affirme souvent, elle prétend que l’être humain est animé d’une prédisposition naturelle à la bonté. L’image du sujet rationnel motivé par le simple calcul entre les coûts et les bénéfices et par son seul intérêt personnel est un mythe. Les individus sont bien plus souvent amenés à fonder leurs décisions sur la coopération, la confiance et le sentiment de justice. Si l’individualisme et l’insensibilité envers les autres existent bien, c’est loin d’être là ce qui caractérise notre nature profonde, le souci de soi s’articulant le plus souvent avec le souci pour l’autre. Considérer l’enfant comme avant tout égoïste, c’est prendre le risque de l’enfermer dans cette inclinaison et produire une prophétie auto réalisatrice : moins on attend le meilleur de soi-même et des autres, moins on lui permet d’advenir. L’éducation doit, tout au contraire, privilégier des postures favorisant la tendance à l’empathie : sensibiliser l’enfant aux conséquences que peuvent avoir ses attitudes sur autrui, multiplier les occasions où il va pouvoir être utile aux autres, ne pas accompagner ses actes de bienveillance par des récompenses qui pervertissent l’authenticité de l’altruisme manifesté et se montrer soi-même en exemple, en manifestant de la sollicitude et de la prévenance.

Émotions positives

Bryan est un adolescent de 16 ans qui a cumulé une impressionnante série d’échecs. Il en est à son douzième placement, en moins de quatre ans. Il a tout épuisé : foyers, familles d’accueil, lieux de vie qui lui ont pourtant ouvert leurs portes avec bienveillance. Même son séjour de rupture n’a pas réussi à l’apaiser. Le début est toujours idyllique. Et puis, tout se fracasse très vite contre sa toute puissance, l’adolescent ne tardant ni à insulter l’adulte qui ose le frustrer, ni à voler ou à fuguer. Tout professionnel est confronté à ces écarts entre les objectifs fixés et la réalité concrète qui est parfois bien loin de ses espérances. Le découragement le guette, le renoncement le tente. Que peut nous apprendre la psychologie positive, dans ce type de situation ? Si la réussite provoque une satisfaction personnelle et un sentiment de bonheur, l’échec produit des affects négatifs pouvant aller de l’humeur maussade à l’épuisement, induisant une vision pessimiste qui a pour inconvénient de minimiser les progrès de l’usager, en leur trouvant des raisons extérieures, à la fois exceptionnelles et spécifiques, tout en amplifiant ses passages à l’acte destructeurs considérés au contraire comme l’expression de sa nature profonde, en continuité avec ses dysfonctionnements passés. Or, le niveau de confiance éprouvé quant à la chance de succès, l’évitement d’un état non désiré ou l’atteinte d’un but projeté va être déterminant dans le degré de l’engagement et de l’implication manifestés. Et l’usager est particulièrement fragilisé par un intervenant qui ne croit pas en lui. D’où l’importance de cultiver un optimisme raisonnable qui tente d’étudier objectivement le caractère bénéfique ou néfaste d’une attitude et de ses conséquences et de favoriser une démarche proactive, créative et persévérante propice à encourager l’évolution positive de celui qui en bénéficie.

Peut-on pardonner ?

Camilla a été violée par son père. Celui-ci a été condamné à une peine de dix ans d’emprisonnement. Elle est traversée par des sentiments très équivoques. Elle continue à lui en vouloir pour ce qu’il lui a fait subir, mais elle se sent coupable de son incarcération. Lors du procès, il a reconnu les faits et présenté des excuses à sa fille. Elle était très attachée à lui… et l’est encore. Les professionnels qui l’accompagnent ont bien du mal à comprendre son ambivalence, d’autant qu’elle a décidé de reprendre contact avec son père. Comment la psychologie positive peut nous permettre d’interpréter l’attitude de Camilla ? Le pardon n’efface jamais l’affront, l’agression ou la souffrance subie. Il n’implique ni l’oubli (on ne peut pardonner ce dont on ne se souvient pas), ni la réconciliation (excuser, amnistier, dispenser de peine ne constituent pas des aspects légitimes du pardon), ni encore moins nier qu’il puisse exister de l’impardonnable (ce qui est pardonnable est facilement pardonné). Pardonner est d’autant moins difficile qand l’auteur exprime sincèrement des regrets, quand il a commis son acte sans intention de nuire ou quand les effets destructeurs se font moins sentir. Pour autant, accorder son pardon ne se commande pas, ni ne se recommande. Il ne s’agit en aucun cas ici de le conseiller aux personnes qui ont été cruellement blessées. C’est à la victime qu’il appartient de choisir d’adopter ou non cette attitude. Ce que le pardon peut lui apporter, c’est juste de se libérer d’un ressentiment durable qui l’étreint et la taraude ; c’est de séparer l’acte de celui qui l’a commis ; c’est de créer une forme de mémoire expurgée de la souffrance et de l’amertume, de la revanche et de la crainte, voire de la culpabilité.

Le bien vieillir

Marcelle est une femme porteuse de handicap qui a passé l’essentiel de sa vie en ESAT. A près de 60 ans, la perspective d’entrer en maison de retraite la rebute. Certes, les plus jeunes la fatiguent. Et elle n’a plus les réflexes d’autrefois. Mais, l’ESAT, c’est toute sa vie. Elle ne cesse de dire qu’on va l’abandonner dans un mouroir. L’équipe essaie de la rassurer, mais ne trouve pas toujours les bons arguments. Que nous dit la psychologie positive ? Le vieillissement fait surgir une double perception : la vieillesse synonyme de fragilité, de vulnérabilité et de maladie, peut tout autant se montrer active et créative. C’est là une expérience plurivalente et dynamique qui comporte des pertes mais aussi des gains, des difficultés mais aussi des possibilités de résilience, du stress lié aux changements induits, mais aussi des potentialités d’adaptations novatrices. Tout vieillissement réussi est le résultat de la combinaison d’un certain nombre de facteurs. Cela passe d’abord par l’adoption d’une posture d’acceptation de soi, de maîtrise de son environnement et de croissance personnelle. C’est ensuite, une vision préservant un sens à la vie. Et pour ce faire, plusieurs stratégies sont possibles : sélectionner les activités que l’on juge les plus importantes, celles qui sont les plus significatives et les moins exigeantes ; optimiser les capacités qui se maintiennent ; compenser celles qui se sont amenuisées. C’est aussi, veiller à satisfaire les besoins physiologiques fondamentaux que sont la préservation de son autonomie, les bonnes relations avec autrui et le maintien de ses compétences. Il s’agit toujours de déterminer le potentiel de la personne âgée et de l’amplifier.

 

Une vision optiréaliste

Toutes ces illustrations montrent que le travail social partage avec la psychologie positive une conviction commune : croire dans la possibilité d’un monde juste. Les travailleurs sociaux ne pourraient agir au quotidien comme ils le font, s’ils n’étaient pas convaincus de contribuer par leur action à faire évoluer à la fois le sort des populations auxquelles ils sont confrontés et l’organisation sociale. Mais, cela n’implique ni naïveté, ni niaiserie. La psychologie positive ne se reconnaît ni dans le personnage du Candide de Voltaire (crédule, et insouciant) symbole d’un optimisme béat, ni dans celui de cette Cassandre de la mythologie grecque (dont on ne croit jamais les prédictions alarmistes) allégorie du pessimisme le plus noir. Jacques Lecomte préfère se situer dans ce qu’il nomme l’optiréalisme : l’être humain est doté d’une potentialité innée à l’altruisme. Ce qui ne l’empêche pas d’être dans le même temps animé d’une potentialité de cruauté et de violence. Même si aucune société ne pourra jamais formater celles et ceux qui la composent, elle peut agir pour faire émerger le meilleur en chacun(e) d’entre nous. Là aussi, il y a une grande proximité avec les professionnels du social qui ne pourraient guère continuer à travailler, s’ils n’étaient pas persuadés que les usagers ont, au fond d’eux-mêmes les capacités, les compétences et la volonté de s’en sortir. Rien n’est joué d’avance, mais la meilleure façon d’enclencher un cercle vertueux, c’est d’y contribuer en y adhérant. Enfin, la psychologie positive affirme que, même dans la pire des souffrances, il y a toujours possibilité d’extraire un bénéfice, en terme de compréhension et de développement des facultés psychosociales. Et les travailleurs sociaux sont ceux-là même qui cherchent à repérer la plus petite braise au coeur des situations les plus désespérées et à souffler doucement dessus pour (r)animer la flamme de l’espérance. Ils sont ceux qui y croient, quand le découragement semble l’emporter. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, cela fait longtemps, finalement, que les travailleurs sociaux font de la psychologie positive, en l’ignorant.

 
Lire critique de livre: La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité
Lire critique de livre: Introduction à la psychologie positive
Lire interview: Lecomte Jacques - Psychologie positive
 
(1) - « Introduction à la psychologie positive », Dunod, 2009/2012
« La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité » Odile Jacob, 2012
(2) - « Pourquoi le travail social ? Définition, figures, cliniques » Saül KARSZ, Dunod, 2004, 161 p.

 

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1074 ■ 13/09/2012