Une charte pour un métier

Les éducateurs spécialisés bénéficient depuis le mois de mai 2014 de leur propre charte éthique. Une charte de plus dans le travail social, s’étonnera le lecteur ! Quelle utilité ? Quel contenu ? Quel avenir ? Ce document n’aura d’utilité que s’il est investi par les professionnels. Raison de plus pour aller y voir de plus près.

Toute société est organisée autour d’un certain nombre de normes qui assurent une fonction de cohésion et de modélisation des conduites, nous expliquait le Conseil supérieur du travail social, dans son rapport publié en 2001(1). Il n’en va pas différemment de certaines professions qui ont ressenti le besoin d’élaborer un ensemble de règles instituées, de limites, de devoirs à partir desquels chacun de ses membres peut se retrouver. C’est même là une des caractéristiques permettant aux sociologues de distinguer les métiers, des professions : l’élaboration d’un texte régulant l’exercice de l’activité de ses membres. Certaines corporations, comme les médecins, les architectes, ou les avocats (et tout dernièrement les infirmières) ont poussé cette logique jusqu’à obtenir que leur collectif de référence acquière un statut juridique s’imposant à ses membres. L’implication contraignante induite est alors contrôlée par un Ordre professionnel chargé de sanctionner tout manquement aux obligations ainsi définies. Mais, bien d’autres textes ont, avant tout, une valeur morale. Le CSTS en dénombrait trente six dans le secteur social : douze codes, seize chartes, trois référentiels, deux manifestes et cinq autres présentant des appellations diverses ... Gageons que depuis quatorze ans, d’autres documents ont émergé, tant le besoin de repères s’avère nécessaire. C’est le cas pour la Charte éthique proposé en mai 2014, par l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés.

Une charte … enfin

A l’occasion des XVème Assises du CNAEMO, tenues en 1995, un questionnaire fut largement diffusé auprès des éducateurs spécialisés travaillant en milieu ouvert, en protection de l’enfance. Sur les mille six cent cinquante questionnaires retournés, mille furent traités de manière aléatoire. Quelle ne fut pas la surprise, de constater que 91,3 % des réponses étaient favorables à un code de déontologie et 71 % à la création d'un Ordre professionnel ! Il aura donc fallu presque vingt ans, pour que les vœux des professionnels, pourtant clairement exprimés, se concrétisent, au moins pour ce qui concerne la démarche éthique. Entre ces deux dates, le poids tant du délitement des fonctionnements traditionnels, que de la montée de l’individualisme ou encore de la crainte face aux responsabilités de plus en plus envahissantes(2), n’a cessé de s’aggraver, poussant les professionnels à rechercher encore plus de réassurance à travers la (ré)affirmation de valeurs communes et de repères partagés, quant à l’orientation de leur conduite quotidienne. La charte proposée par l’ONES constitue donc une réponse possible à cette « crise du travail social » qui est si fréquemment annoncée. Elle tourne le dos à cette refondation qui ne finit pas d’être préconisée, et qui fait peser la menace d’une remise en cause des fondamentaux sacrifié sur l’hôtel de l’efficacité, de la rentabilité et de la standardisation. Elle affirme que les éducateurs spécialisés ont accumulé, au cours des années, un savoir-faire et un savoir être qui constituent le socle de leur identité professionnelle. Elle les revendique haut et fort et n’entend pas y renoncer. Cette charte permet de réaffirmer la place des d’éducateur spécialisé dans la constellation du travail social, à un moment où les menaces de (con)fusion entre les différentes professions au sein d’un statut unique de « travailleur social » se font de plus en plus précises.

Genèse et accouchement

L’ONES, qui a été fondée en 2008, avec pour ambition de devenir une association représentative de la profession d’éducateur spécialisé, a toujours eu le projet d’élaborer un texte de référence. Son choix a toutefois été de prendre le temps de sa rédaction. Et du temps, elle s’en est donnée ! Pas moins de cinq années de maturation et trente cinq versions successives auront été nécessaires pour aboutir au document adopté en assemblée générale, le 15 février 2014. Et encore, celui-ci n’a rien de définitif, l’esprit même d’une charte éthique nécessitant souplesse dans la révision toujours possible de certains articles, capacité d’adaptation et d’ajustement permanente. La charte de l’ONES n’est pas fondue dans le marbre. Elle est appelée à être modifié, amendée, corrigée, au gré de son utilisation concrète et de sa confrontation à l’exercice professionnel. Mais, plutôt que de s’intéresser à aux correctifs à venir, parlons de la gestation à l’œuvre pendant les années précédant son élaboration finale. L’ONES n’a pas eu recours à un accouchement sans douleur, mais plutôt à un long cheminement fait d’essais et d’erreurs, de tentatives, de changements de cap et de réécritures. Loin de constituer les symptômes d’une quelconque incapacité à produire, il s’agit là des effets inhérents à la complexité de la tâche. Ce n’est pas une ou deux personnes qui se sont mis à rédiger, sur un coin de table, en plagiant plus ou moins des modèles préexistants, pour offrir un produit final ripoliné. Le travail de composition a été pris en charge par un groupe d’adhérents, se renouvelant au long des années, faisant du résultat final le produit d’un travail en commun et d’une intelligence collective.

Quel avenir ?

Que rajoute de plus ce texte qui vient s’additionner aux nombreuses autres références déjà existantes et celles qui ne manqueront d’émerger à l’avenir ? La multiplication des chartes éthiques et autres codes déontologiques, ainsi que des instances chargées de réfléchir à ces questions ne risque-t-elle pas de banaliser cette démarche, voire même pire de l’affaiblir (en référence au célèbre slogan « trop d’éthique tue l’éthique ») ? La question mérite d’être posée. Pour y répondre, il faut sans doute se replonger dans les différents registres auxquels nous sommes confrontés (voir encadré). S’opposant à une morale rigide et universaliste qui impose un cadre unique à tous comme à chacun, l’éthique propose un questionnement particulier et singulier permettant à tout individu de trouver sa propre réponse, en mettant en jeu sa conscience et en menant sa propre quête face à une interrogation fondamentale : comment agir au mieux. Plus on cherche à établir des références globales et généralistes, plus il y a de risques d’obtenir des justifications formatées, routinières et ritualisées. Tout au contraire, plus on cible la spécificité et le contexte particulier d’une situation donnée, plus on délimite les tenants et les aboutissants d’une circonstance précise, plus on tient compte de la singularité d’une profession et de la culture de l’acteur en action et plus on aboutira à la démultiplication des avis proposés. C’est sans doute pour cette raison, que l’éthique est appelée non à se réduire à une petite brassée d’interprétations et une poignée d’acceptions mais bien plutôt à se déployer en un buisson de démonstrations aux ramifications multiples et diversifiées. Une démarche éthique ne peut (sur)vivre qu’à condition d’être alimentée par la réflexion des personnes à qui elle est destinée, d’être mise à l’épreuve de la réalité, d’être confrontée à l’expérimentation du terrain. La charte de l’ONES n’est ni un guide de bonnes pratiques, ni un vade-mecum pour les éducateurs spécialisés, ni un GPS pour trouver la bonne voie. Ce qu’elle propose, c’est un espace aidant à penser et à se poser les bonnes questions.
http://www.ones-fr.org/

(1) « Ethique des pratiques sociales et déontologie des travailleurs sociaux », CSTS, Ed. EHESP, 2001
(2) Pierre Verdier Cahier de l’Actif n°216/277
 

Quelle différence entre morale, déontologie et éthique ?
L’étymologie du terme morale vient du latin moralitas, « façon, caractère, comportement approprié ». La morale désigne l'ensemble des règles ou préceptes relatifs à la conformation de l’action humaine aux mœurs et aux usages d'une société donnée. Dominique Depenne(1) la présente comme un ensemble de valeurs délimitant le bien du mal, uniformisant les façons d’être et de penser, calibrant et nivelant les individus en des êtres interchangeables, semblables et assimilables. La morale récuse toute contradiction, toute discussion, toute diversité qui viendraient contester le bien fondé de sa puissance fondée sur l’universalité et l’absolu de ses préceptes.
L’étymologie du terme déontologie vient du grec deon -ontos, « ce qu'il faut faire », et logos, « discours ». C’est la science morale qui traite des droits et des devoirs régissant une profession, la conduite de ceux qui l'exercent, les rapports entre ceux-ci et le public auquel il s’adresse. Parce qu’elle juge et condamne ce qui diffère des principes impératifs qu’elle commande et prescrit, Dominique Depenne, la désigne comme une forme de morale professionnelle.
L’étymologie du terme éthique vient du grec ethikos, « moral » et de ethos, « mœurs ». L’éthique est une discipline qui réfléchit sur les finalités, sur les valeurs de l'existence, sur les conditions d'une vie heureuse. Elle se refuse à apporter une réponse toute faite, relevant plus du registre du questionnement individuel et collectif et impliquant le développement du jugement personnel. Pour Dominique Depenne, il n’existe pas d’accompagnement digne de ce nom qui ne soit traversé par l’énigme éthique questionnante sur la pluralité de la condition humaine et sur la conception d’un être non seulement unique, singulier et irremplaçable, mais aussi insaisissable, imprévisible et indéterminable.
(1) « Éthique et accompagnement en travail social » Dominique Depenne, ESF, 2013
 

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1153 ■ 11/12/2014