Chlore & Froissements de nuits
-
dans Articles III
Il arrive qu’une production artistique en dise bien plus et mieux qu’un long discours. C’est ce que propose une pièce de théâtre présentée par la compagnie du 3ème Œil.
« Quand j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui s’échangeait … du son… je me suis dit : peut-être que les enfants naissent sourds et que petit à petit … leurs oreilles s’ouvrent et qu’ils entendent ! Alors, il fallait vite être adulte pour avoir des oreilles ouvertes, vite, vite, vite… et puis ça n’est pas arrivé… », confie Aïda. « Moi qui suis si lourd, planté sur mes trois pieds… menhir de granit, je rêvais du contraire. Agrippé aux haubans, arc-bouté sur les drisses… je marchais sur les fils… mais je suis prisonnier d’un corps vertical…bitumé… sauf quand je tombe… et je tombe pas mal » lui répond Rocco. Aïda et Rocco, élèves de sixième et de cinquième étaient venus à la piscine avec leur classe. Quand ils sont sortis de leur cabine, ils se sont retrouvés tout seuls. Enfin pas tout à fait, puisqu’ils finissent par se rencontrer. L’un et l’autre se rendent compte de leurs déficiences respectivs : Rocco n’a pas usage de ses yeux et Aïda de son ouïe. Le jeune garçon identifie tout de suite la jeune fille : « ton shampoing est à la pomme, la pomme verte, même. Et tu as un chien, enfin chez toi » Étonnement d’Aïda qui s’aperçoit que Rocco n’y voit rien « Si, je vois, plein de choses. Je t’ai bien vue toi. Mais pas avec mes yeux. Avec mes mains, mon nez ou mes oreilles ». « Comment tu fais pour ne pas te cogner » « Fadoche : je sens les obstacles arriver, là, sur mon front, et puis sur les côtés. L’air n’est plus pareil, dans le vide ou autour des objets ». Rocco le constate bien vite, lui aussi, que sa nouvelle amie n’entend pas : « Je suis sourde, Ok ? Je lis sur tes lèvres. Alors si tu veux que je t’écoute, parle-moi vraiment face à face ! Sinon, dès que tu tournes la tête, même un tout petit peu, je ne comprends plus rien ». Rencontre improbable entre celle qui n’entend pas et celui qui ne voit pas. Et pourtant, il en ressortira un pur moment de bonheur que n’auraient peut-être pas forcément vécu un voyant et un entendant. Car, le dialogue qui s’ensuit entraîne le spectateur sur les rives de la poésie et du rêve, brassant la vie, l’amour et la mort et l’abreuvant aux sources de l’humour, de la tendresse et de l’émotion. Ici, pas de place pour la pitié, le pathos ou la mièvrerie. On plonge juste dans la grâce de deux enfants qui, par delà leur différence, nous donnent une magnifique leçon d’humanité.La compagnie du troisième oeil
Servi par Monica Companys et Bruno Netter, de formidables acteurs atteints eux-mêmes de la déficience qu’ils jouent sur scène, le texte de cette pièce propose une approche des plus originale sur les mondes de la cécité et de la surdité. On le doit à Karin Serres et Dominique Paquet qui n’auraient pu l’écrire, sans un échange permanent avec les deux acteurs. Avec finesse et précision, elles ont su trouver les expressions, les situations et les postures qui nous font entrer dans l’énigme de ce qu’est la privation de la vue et de l’audition : « quand s’absentent les sons, quand s’aveuglent les images, reste le toucher des mots, ceux des secrets et de rêveries jamais dits. Sous les étoiles Aïda et Rocco réinventent avec leurs yeux absents, leurs oreilles lointaines, la tendre proximité monde ». A destination d’un public d’enfants ou d’adultes, tant profane qu’averti (le jeu d’Aïda est autant oralisé que signé), cette pièce, créée en 1999, a déjà été jouée plus de deux cent fois. Elle tourne, à travers la France, proposée par la Compagnie du 3ème Oeil, qui réunit depuis 1985 artistes valides et non valides pour défendre l’idée d’un théâtre où la rencontre de l’art et du handicap nous fait tous progresser dans une approche sensible de la différence. Que l’on soit spectateur, programmateur, organisateur de rencontres, colloques, assemblées autour de la déficience, et de l’intégration sociale des personnes « autrement capables », on ne saurait se priver de ce spectacle, sans passer à côté d’un outil intelligent permettant la sensibilisation du public à la problématique du handicap et d’un habile support pour remettre en cause les idées reçues et les certitudes. D’autant que la compagnie propose un débat avec les comédiens, le metteur en scène ou l’une des auteures, après la représentation ou sous d’autres formes : cafés-philos, ateliers d’écriture, rencontres avec des classes, des parents ou des enfants. Pourquoi se priver d’une telle aubaine, quand la qualité est au rendez-vous, que l’émotion est garantie et que la force de ce qui se joue sur scène et chez les spectateurs ne peut laisser personne indifférent ?Contact tournée : Léonor Margalho 01 42 46 67 21 / 06 17 44 27 24 / contact@groupe3581.com
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1131 ■ 19/12/2013