Les invisibles
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dans Billets d'humeur
Ils sont un peu trop souvent taillables et corvéables à merci, payant de leur personne pour suppléer les déficiences organisationnelles ou institutionnelles. A l’interface entre les directions générales et les professionnels de terrain, ils sont le réceptacle des exigences hors-sol des premières et des attentes légitimes des seconds. Ils sont mobilisés pour gérer tout ce qui va mal, n’ayant pas toujours le temps pour profiter de ce qui va bien.
Qu’est-ce qui les a motivés pour choisir une fonction qui les expose aux coups venant de tous côtés ?
Bien sûr, il y en a qui excellent dans l’art de diviser pour mieux régner, usant et abusant de démagogie et d’hypocrisie, manipulant les professionnels qu’ils dirigent pour les monter les uns contre les autres. Et pourquoi n’y en aurait-il moins dans cette catégorie que dans les autres ?
Celles et ceux que j’ai côtoyés pendant tant d’années ne ressemblaient pas à ces petits tyrans. Je les ai vus rentrer chez eux à une heure avancée de la nuit, après avoir enfin trouvé un lieu d’accueil pour un enfant, se démener pour régler des situations ingérables, prendre le relais d’éducateurs découragés, protéger des professionnels mis en difficulté, faire face et gérer des dangers, garder le cap malgré les vents contraires, défendre des causes désespérées. J’ai été témoin de leurs cas de conscience : présenter la ligne officielle institutionnelle, alors qu’au fond d’eux-mêmes, ils la rejetaient. Mais, j’en ai vu aussi craquer, pleurer, se décomposer physiquement, pour finir par se mettre en arrêt de travail totalement épuisés ou s’en aller, ultime solution pour se sauvegarder. Tenus à une obligation de réserve et de loyauté, ils ne peuvent toujours se permettre de se placer au premier rang pour se révolter. Leurs protestations se font en interne, respectueuses de la hiérarchie. Moi qui les ai rudoyés, brutalement interpellés, moqués plus souvent qu’à mon tour, je dois leur rendre ici hommage appuyé : mes cadres de proximité.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1309 ■ 18/01/2022