Tous coupables ?

Voilà une vignette qui aurait pu être publiée dans mon livre « Fragments de vie d’un référent ASE ». Elle s’appuie sur un fait divers jugé après sa parution…

Ma première rencontre avec Christophe fut inquiétante. Tenant un discours sans concessions, il compara les enfants aux chevaux. Les uns et les autres se devaient d’être dressés ! L’adolescent que je laissais entre ses mains pour quinze jours était rude. Il n’avait pu rester dans son lieu d’accueil précédent, du fait de ses réactions bien trop agressives. Je n’avais aucune autre solution dans l’immédiat. Je fis le pari qu’il allait pouvoir tenir sur ce court délai et m’empressais de lui trouver rapidement un autre placement. Ce qui fut le cas. Je me promis de ne jamais plus travailler avec ce lieu atypique.

Ma résolution se renforça quand, d’astreinte, j’eus à gérer une situation d’urgence : un adolescent, reçu pour le week-end dans une famille d’accueil-relais, refusait de retourner chez Christophe. Quand j’en demandais la raison au môme, il se plaignit de la violence physique qu’il y avait subie. Je pris aussitôt la décision de valider sa demande, en prolongeant son séjour temporaire en un lieu neutre. Je laissai à ma collègue alors absente de régler le problème à son retour.  

Quelque temps après, mon cadre me demanda de me rendre au commissariat de police récupérer Léo, jeune d’à peine une dizaine d’années dont j’étais référent. Ses précédents placements avaient été mis en échec et nous ne savions plus quoi lui proposer. Même ma tentative de le suivre dans la rue avait échoué. Le môme venait d’agresser une personne âgée. Le projet était de l’emmener chez Christophe. Je refusais, bien décidé à ne pas me rendre complice de cette manie qui commençait à envahir mon service : ne sachant plus où accueillir les enfants, nous en arrivions à les confier à des tiers, sans être trop regardants. C’est mon cadre qui assura l’accompagnement. Il avait dû faire face à l’injonction impérative du procureur d’avoir à trouver un lieu d’accueil le soir-même pour cet adolescent confié à l’ASE, mais en errance. Il me fallut donc, contraint et forcé, engager par la suite un suivi chez Christophe. Quelle ne fut pas ma surprise d’assister rapidement à une véritable métamorphose du gamin. A son contact, Léo s’apaisa, se stabilisa, trouvant un équilibre qu’il n’avait sans doute guère connu auparavant, vivant dans la rue avant son arrivée en métropole. Les mois passèrent. Christophe réussit à le scolariser en CM2, puis en collège. Un projet professionnel fut esquissé. Prenant ma retraite, je quittais mon poste, confiant. J’avais été conquis et séduit par le miracle dont j’avais été témoin. C’était il y a près de quatre ans.

Le 4 juillet 2023, Christophe passait devant les juges, mis en examen pour les violences commises sur certains des soixante-dix mineurs qui avaient séjourné chez lui sur deux décennies. Trois d’entre eux avaient déposé plainte. Le parquet requit trois ans de prison avec sursis. Le tribunal rendit son verdict le 25 juillet : dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis probatoire durant deux ans et interdiction d’être en contact avec des mineurs.

Je ne peux m’empêcher d’interroger ma propre responsabilité dans cette affaire. Ai-je été aveugle ou naïf ? Me suis-je enfermé dans le déni ou ai-je volontairement occulté les signaux faibles ? Me suis-je montré complice ou ai-je trahi la mission de protection qui m’était dévolue ? Tant de questions s’accumulent sans que je puisse y répondre avec franchise et honnêteté.

Mais la responsabilité de l’Aide sociale à l’enfance est tout autant à interroger, en tant qu’institution n’ayant jamais hésité à utiliser les services de Christophe quand elle en avait besoin. Des inspections avaient eu lieu, des rendez-vous sur place avaient été organisés par la direction enfance-famille, des visites de référents avaient été assurées auprès de mineurs concernés, des suivis avaient été réalisés par les cadres de proximité. Même quand l’ASE décida de mettre un terme définitif à sa collaboration avec Christophe, elle y avait maintenu des enfants, parce qu’elle n’avait pas d’autres places où les accueillir.

S’enfermer dans la culpabilité ne fera pas disparaître les souffrances vécues par les enfants victimes. Cela ne me fera pas non plus déconstruire la belle évolution de Léo pendant son séjour chez Christophe.

Une seule chose est sûre : quand bien des mineurs ont réussi à s’en sortir grâce aux interventions de l’ASE, les échecs liés aux incompétences institutionnelles et/ou personnelles restent insupportables.

Dans « La légende des siècles », Victor Hugo désigne la conscience qui poursuit Caïn, partout où il s’enfuit après qu’il ait tué son frère Abel. Son célèbre poème se termine ainsi : 

« Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ;
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn. »

Les questions « qu’avons-nous fait ? » ou « que n’avons-nous pas fait ? » pèseront longtemps sur notre conscience comme un œil inquisiteur. S’il est trop tard pour revenir en arrière, de tels dérapages doivent inciter les professionnels de protection de l’enfance à toujours plus de vigilance, toujours plus de prudence, toujours plus de circonspection … Justement celles que je n’ai pas eues avec Christophe !

Mais, alors que les lieux d’accueil subissent le même sort que la banquise, leur nombre se réduisant comme une peau de chagrin, comment réussir à prévenir de telles dérives ? Quand, de plus en plus souvent, ce dont il s’agit, c’est de trouver un lit pour le soir-même en se demandant où l’on fera dormir l’enfant le lendemain ? Quand la protection de l’enfance faillit et s’enfonce dans la maltraitance institutionnelle ?

Alors que près de 500 enfants sont actuellement en situation de PNE (Placement Non Exécutés) ou PME (Placement Mal Exécutés), dans ce département (et combien dans tant d’autres ?), la question n’est pas de savoir pourquoi une telle dérive a eu lieu, mais combien d’autres se déploient encore aujourd’hui ? Malheureusement, la condamnation de Christophe ne fera pas sens pour une institution qui ne veut pas comprendre que la violence pour laquelle il a été condamné est en voie de devenir potentiellement systémique sous son autorité.