Comme un doute

S'il y a bien un fondamental présidant à notre travail, c'est celui de l'inconditionnalité de notre accompagnement des populations auxquelles nous sommes confrontées. La réciprocité que nous exigeons parfois dans nos relations personnelles n'a pas lieu d'être dans notre activité professionnelle. Comment exiger des usagers la rigueur, la constance et la continuité que nous tentons de nous imposer nous mêmes ? Ceux et celles qui sont marquées par la fragilité et l'instabilité et qui ont tant souffert de trahison, de stigmatisation et de ruptures ont droit à l'erreur, là où nous ne la tolérons pas forcément chez nous. Pourtant, face à Lucille, l'ombre d'un doute s'est installé. A peine confiée par le juge des enfants, l'adolescente provoque une grave agression, mentant à deux de ses copains de quartier sur une prétendue agression subie dans le foyer d'urgence qui l'a accueillie depuis peu, de la part d'un éducateur. Elle attire le professionnel à l'extérieur où l'attendent les deux gaillards qui l'agressent par surprise et le passent littéralement à tabac. L'éducateur ne se relèvera pas de ce traumatisme. Dans l'incapacité de reprendre son poste, il démissionnera. Lucille, quant à elle, jugée par le tribunal pour enfants qualifiera son acte, en le désignant comme « l'incident qui m'est arrivé ». Reprise rudement par le magistrat lui rappelant qu'il s'agit bien plutôt d'une agression dont elle s'était rendue complice, elle ne semblera n'avoir jamais pris véritablement conscience de l'acte posé. Quel sentiment étrange que de constater en moi une empathie entièrement tournée vers l'éducateur agressé et stérile à l'égard de l'adolescente. Quelle surprise de ne pas me sentir ému par la souffrance accumulée depuis des années par Lucille à l'origine de son insensibilité et de ne penser qu'à celle du collègue. Quelle étrange impression de ne pas être, pour une fois, attentif au devenir de cette adolescente, mais à l'avenir compromis de l'éducateur. Ce billet lui est dédié.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1145 ■ 10/07/2014