Immersion à Ghetto Land
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dans Carte blanche à
Nos billettistes ont bien mérité leurs vacances de cet été. Ils reviendront en pleine forme, début septembre. Dans cette attente, voilà un billet des « tribulations d’une assistante sociale de rue » déjà publié sur le site de Lien Social
Immersion à Ghetto Land (1)
Aujourd’hui, laissez-moi vous entraîner dans la découverte d’un monde nébuleux : Ghetto Land. Ce village peut paraitre disparate à première vue mais il se déploie sur des lieux de vie que vous n’imagineriez peut-être jamais : souterrains, bouches d’aération, talus de périphériques, sorties incendie, tunnels, quais, etc.
Peu importe l’espace occupé, Ghetto Land a son propre fonctionnement, son propre système et ses propres codes. Entrer dans ce village signifie accepter de prendre des risques voire, parfois même, de se mettre en danger dès lors que vous y êtes étranger. Vous pouvez avoir un pied dedans, pourtant vous n’en apercevrez qu’une surface trouble et mouvante, odorante et décharnée, parsemée de tentes identiques disposées dans une cohérence qui vous est perturbante.
Ensuite, à l’approche des habitants, il vous faudra oublier certains codes de civilisation. Vous vous demanderez si vous êtes prêt à serrer cette main tendue, déformée par la présence de furoncles, de cloques suintantes qui devraient provoquer une douleur continue mais qui semblent, pourtant, ne pas atteindre son porteur. Vous vous inquiéterez de savoir sous quelle forme répondre à cet homme qui hurle littéralement son désespoir, qui vous demande de l’aide avec toute l’intensité de son agressivité, quand votre instinct de protection ne vous préconise que la fuite. Avec certains, vous tenterez le dialogue dans une langue étrangère et vous serez déconcertés de ne pas comprendre si la personne parle bien de son doigt depuis le début de la conversation ou s’il s’agit d’un symptôme dissonant dans le discours, exposant ainsi une pathologie psychiatrique. De temps en temps, vous marcherez sur un sol spongieux similaire à une tourbière gorgée d’excréments et d’urines. Puis des tentes seront secouées afin de simplement vérifier que la mort n'y est pas cachée. Enfin, il vous faudra vous extraire de Ghetto Land pour reprendre le cours de votre vie.
Cette immersion n’est pas anodine, même pour un travailleur social aguerri au monde de la rue urbaine. Ghetto Land est bien pire dans tout ce qu’il propose en termes de précarité, de souffrance et, non des moindres, de violence. Il peut s’agir de populations qui se sont retranchées loin de la société suite à des blessures – peu importe leurs formes – infligées à ceux qui ne disposent pas de cases prédéfinies.
Alors, comment entrer en lien avec ces personnes sans leur renvoyer une normalité qu’elles refusent ou fuient ? Comment leur demander de quitter des endroits sinistres – sur des injonctions politiques – avec le motif d’une reconstruction individuelle ?
Et finalement, comment ne pas abandonner une part de votre naïveté et ne pas être touché soi-même par la désolation à Ghetto Land ?
(1) Référence à la chanson Village Ghetto Land de Stevie Wonder