Ami, ici on crève !
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dans Carte blanche à
Le billet de Ludwig - Ami, ici on crève !
Comprendre (rapidement) l’exclusion sociale
« Ami, ici on crève. Je saute des repas pour nourrir de pâtes et de riz mes enfants, je suis dans le rouge le 3 du mois et l’on me menace de m’expulser de mon toit ». Cette interpellation abrupte, révèle la souffrance silencieuse des laissés pour compte, des désespérés et naufragés de notre société française. A Privas, en Ardèche (1), comme dans toute la France, le Secours populaire alarme face à la hausse du nombre de familles auxquelles venir en aide et lance sa campagne de communication "Pauvreté - Précarité", en pointant l'augmentation du nombre de personnes qui demande de l’aide, notamment des jeunes.
Voilà l’occasion, pour comprendre ce que revêt l’exclusion sociale, de contextualiser dans un premier temps, chiffres à l’appui, l’augmentation actuelle de la pauvreté avant d’expliciter rapidement les concepts clefs que sont justement la pauvreté, la précarité et la désaffiliation, pouvant concourir ou non au processus d’exclusion sociale.
Dans quel monde vivons-nous ?
Pourquoi les pauvres sont-ils pauvres ? Pour quelles raisons y a-t-il des dominants et des dominés ?
Rapidement et certainement parce que, de manière systémique, nous vivons dans un modèle économique de société capitaliste, dans lequel des acteurs privés possèdent et contrôlent des biens, l’offre et la demande dans leurs propres intérêts, dans la recherche du profit maximal, par la recherche systématique de plus-values obtenues grâce à l'exploitation des travailleurs.
Rapidement et certainement parce que l’accélération de ce capitalisme nous fait subir depuis plusieurs décennies la suprématie de l’idéologie néolibérale, qui donne la primauté à la régulation du fonctionnement de l’économie par les mécanismes et la tyrannie des marchés, la mondialisation et la globalisation financière. Creusant ainsi l’écart entre les personnes riches et les personnes pauvres. Les riches devenant plus riches encore et les pauvres…plus pauvres. Il faut savoir que les politiques fiscales des 40 dernières années ont construit une économie au service des 1% les plus riches, nourrissant ainsi les inégalités ; comme les inégalités femmes-hommes qui aggravent la pauvreté par la concentration de richesses par une minorité d’hommes ; ou un racisme systémique dont peuvent être victimes les personnes racisées freinant leur développement social ; ou le manque d’accès à l’éducation, pilier fondamental pour ne pas tomber dans la précarité.
La crise sanitaire liée à la Covid-19 a de surcroit aggravée la pauvreté et les inégalités. Selon Oxfam France (2), un million de personnes seraient tombées dans la pauvreté et lors du premier confinement, les 20% des Français les plus pauvres ont vu leur épargne diminuer de près de 2 milliards d’euros, tandis que les 10% les plus riches voyaient leur fortune augmenter de plus de 25 milliards d’euros. Un étudiant sur deux estimait ne pas avoir mangé à sa faim de façon répétée. En 2020, jusqu’à 7 millions de personnes auraient eu recours à l’aide alimentaire, soit près de 10% de la population française.
Ces quelques chiffres sonnent les tocsins. A ce titre, l’Observatoire des inégalités (3) pointe l'insuffisance des actions publiques en la matière : la France compte 5,4 ou 9,8 millions de pauvres, selon le calcul adopté. La part de la population pauvre a augmenté depuis le milieu des années 2000. L’INSEE(4) de son côté, calcule à près de 10 millions de personnes en France vivant sous le seuil de pauvreté par rapport au niveau de vie médian, un niveau record depuis 30 ans, touchant particulièrement les chômeurs, indépendants et les familles monoparentales. Pendant la même période, les ménages les plus aisés ont vu leur niveau de vie augmenter considérablement, ce qui signifie un écart croissant entre les plus riches et les plus pauvres.
Derrière ces chiffres que certains discuteront en fonction des modes de calcul, apparait la nécessité de revenir sur trois concepts clefs éclairants le processus d’exclusion sociale dans notre pays : la pauvreté, la notion de précarité et la désaffiliation.
Définir la pauvreté : une complexité
« Le plus pauvre nous le dit souvent : ce n'est pas d'avoir faim ou de ne pas savoir lire, ce n'est même pas d'être sans travail qui est le pire malheur de l'homme. Le pire des malheurs, c'est de se savoir compté pour nul au point ou même vos souffrances sont ignorées ». Joseph Wresinski (5).
Il est complexe de définir le concept de pauvreté, tant les différents organismes en donnent leur propre caractéristique. Cependant, Le Robert (6) définit la pauvreté comme étant un « état d'une personne qui manque de moyens matériels, d'argent ; insuffisance de ressources », quand l’OMS (7) parle de « personne qui vit dans la pauvreté générale si elle ne dispose pas des revenus suffisants pour satisfaire ses besoins essentiels non alimentaires ». D’un autre côté, l’INSEE (8) souligne qu’un ménage est considéré comme pauvre lorsque le niveau de vie du ménage est inférieur au seuil de pauvreté, soit 60 % du niveau de vie médian. Oxfam France (9) précise, pour sa part, que la pauvreté est souvent définie comme le manque de ressources pour mener une vie décente. Mais la pauvreté ne se caractérise pas uniquement par une précarité financière. Être pauvre, c’est aussi avoir faim, ne pas avoir accès à l’éducation, à l’eau potable, à l’électricité… Il n’y a donc pas une seule définition de la pauvreté, mais un caractère multidimensionnel à prendre en compte. De plus, le coût d’une vie décente dépend du niveau économique du pays, ce pour quoi il existe plusieurs mesures de la pauvreté.
Accordons-nous alors sur la définition générale de l’ONU (10) qui définit qu’une personne est pauvre, quand elle ne dispose pas des ressources ou des moyens financiers nécessaires pour subvenir aux besoins essentiels de la vie. Définition certes, très large.
Enfin, ATD Quart monde (11), en France, précise huit dimensions et conséquences de la pauvreté : les privations matérielles et de droits, les peurs et souffrances, la dégradation de la santé physique et mentale, la maltraitance sociale, la maltraitance institutionnelle, l’isolement, les contraintes de temps et d’espace, les compétences acquises et non reconnues par la société.
Précarité n’est pas pauvreté
"Je bosse, mon mari bosse, mais on ne peut jamais souffler", "Quand vous amputez tout ça, à la fin du mois, qu’est-ce qu’il vous reste ? On se retrouve avec moins, moins, moins, et on finit dans le rouge" (12) : même l'emploi ne permet pas d'échapper à la précarité.
La précarité se doit donc d’être distinguée de la pauvreté. À la différence de la pauvreté, la précarité fait partie d’un ensemble plus large, qui concerne la dignité, l’indépendance et la capacité à se projeter dans l’avenir.
Dès lors, on définira la précarité quand, dans une situation sociale, une personne évolue dans des conditions de vie (revenus, logement, situation familiale...) et d'emploi à venir marquées par une forte incertitude, formant ainsi une menace de pauvreté (13).
Par ailleurs, selon l’association Les petites pierres (14), la précarité se définit par un manque de sécurité en différents domaines : emploi, logement, accès aux soins ou social. C’est, en réalité, une situation dans laquelle les personnes sont continuellement vulnérables, sans garantie de stabilité dans les aspects essentiels de leur vie et qui touche différentes personnes : les jeunes et étudiants, souvent dans des conditions de travail ou d’études précaires ; les familles monoparentales, confrontées à des charges financières importantes avec un seul revenu ; les personnes âgées, dont les pensions peuvent être insuffisantes pour subvenir à leurs besoins ; mais également les migrants et les réfugiés, face aux difficultés linguistiques, administratives, culturelles, alimentaires ; les personnes en situation de handicap qui font souvent face à des obstacles d’ accès à l’emploi et/ ou aux services adaptés.
La situation de précarité est donc un phénomène complexe qui impacte une grande partie de la population dans divers aspects de la vie quotidienne. On parlera, entre autres, de précarité alimentaire, énergétique, menstruelle, numérique, résidentielle, aux conséquences graves (15) sur la santé physique et mentale des individus. En effet, les personnes en situation de précarité sont plus susceptibles de souffrir de maladies chroniques, de troubles mentaux et d'autres problèmes de santé, d’une mauvaise image de soi et de sentiment d'inutilité sociale pouvant conduire à une véritable dégradation de la santé.
Robert Castel et la désaffiliation
« Faire du social, c'est travailler sur la misère du monde capitaliste, c'est-à-dire sur les effets pervers du développement économique ». Robert Castel (16).
Qu’est-ce que la désaffiliation, que Robert Castel préfère au terme d’exclusion ? La Toupie (17), dictionnaire de politique, souligne une « action de désaffilier, de cesser d'être affilié, de rompre son affiliation, c'est-à-dire de cesser de faire partie d'une association ou d'un groupement ».
Robert Castel distingue deux éléments constitutifs de l'affiliation, ainsi primordiaux quand il s'agit de définir la désaffiliation : le travail, qui permet une insertion et une intégration dans la société ; la sociabilité, qui comprend des aspects relationnels et connecte les individus dans des liens sociaux.
La désaffiliation sociale, selon R. Castel, correspond alors à un processus conjuguant absence d’emploi et isolement relationnel dans un contexte économique et social où les situations de vulnérabilité ne cessent d’augmenter et le processus de désaffiliation sociale de se développer. Ce qui n’est cependant pas un phénomène nouveau. R. Castel[i] parle ainsi précisément de « dissociation du lien social », en raison de l'absence de travail et de l'isolement social, analysé selon deux axes : l’axe d'intégration / non-intégration par le travail qui permet d'accéder aux formes collectives de protection et l’axe d'insertion / non-insertion dans des liens sociaux primaires qui permettent d'accéder aux formes de protection par les proches (la famille notamment).
Tout comme la pauvreté et la précarité, la désaffiliation sociale impacte fortement les personnes concernées et l'ensemble de la société : isolement, perte de repères, sentiment d'inutilité, et augmentation des risques de troubles psychologiques en sont des effets néfastes.
Quid du processus d’exclusion sociale ?
Pauvreté, précarité, désaffiliation, trois notions clefs susceptibles d’expliquer le processus d’exclusion sociale qui peut, à un moment donné, concerner toute personne. Qu’entend-on par « exclusion sociale » ?
Le Samu social (18) définit l’exclusion sociale par « la marginalisation d’une partie des individus d’une société, en raison de différents facteurs et critères sociaux les différenciant du reste de la population ». Toutefois, il est complexe de donner une définition précise, tant le process d’exclusion, son déroulement, n’est pas linéaire et peut se produire plus ou moins brutalement, jusqu’à l’absence de liens sociaux avec le reste de la population. Bien que souvent liées, l’exclusion sociale n’est pas forcément associée à une situation de pauvreté.
Définissons ainsi l’exclusion sociale comme un processus par lequel certains individus ou groupes se retrouvent progressivement mis à l’écart de la société, privés de la participation pleine et entière à la vie sociale, citoyenne, économique, politique et culturelle. Phénomène multidimensionnel, l’exclusion sociale est favorisée par des facteurs économiques, sociaux, institutionnels et personnels et des étapes jalonnent son évolution : fragilisation sociale par une précarisation des conditions de vie ; rupture des liens sociaux par l’isolement et la désaffiliation ; stigmatisation par les préjugés ou les discriminations, renforçant ainsi la mise à l’écart ; et enfin l’exclusion effective où, in fine, la personne ou le groupe est exclu de la participation à la vie sociale.
Ici aussi, les effets sont importants tant pour les individus que pour la société : perte de confiance en soi, détérioration de la santé, augmentation de la pauvreté, montée des tensions sociales, affaiblissement de la cohésion sociale et des valeurs de solidarité, entre autres.
Pour finir…
Les pistes de résolution face à l’exclusion ne manquent pas. De rapports en conseils, d’associations en ONG, les propositions de solutions afin de réduire la pauvreté existent. Une chose est sure : si on ne répond pas aux difficultés des gens avec des solutions concrètes, structurelles et systémiques, il ne faudra pas s’étonner des futures conséquences dans les urnes. Voilà, ici, de quoi alimenter la pensée complexe face à toute sorte de préjugés trop souvent répandus.
Par ailleurs, il convient de rappeler, face au rouleau compresseur capitaliste, que selon la DDHC de 1793 (20) « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en leur assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ».
Enfin, « Ami, ici on crève » disait-elle. De telles paroles sont souvent le point de départ d’une prise de conscience, d’un sursaut vers la révolte ou la résilience. Elles rappellent que, même dans les moments les plus sombres, il existe un besoin fondamental de lien, de compassion, de justice sociale et d’humanité partagée.
Sources
- https://france3-regions.franceinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/ardeche/de-plus-en-plus-chaque-jour-dans-ce-departement-les-beneficiaires-du-secours-populaire-explosent-en-cette-rentree-3215366.html?fbclid=IwY2xjawNHRXtleHRuA2FlbQIxMQABHjQMyW6gvADx5fSPR5gjiRrh2rv4qXWIdS59yTCTy6he8CIsDujO29GSP8_b_aem_m0tXH2E3Fa-ustIT6-cv0w
- https://www.oxfamfrance.org/
- https://www.inegalites.fr/
- https://www.insee.fr/
- Joseph Wresinski est le fondateur du mouvement ATD Quart Monde, qu’il crée en 1956 avec les familles du bidonville de Noisy-le-Grand, révolté par l’indignité et l’humiliation liées à la misère qu’il a lui-même subie durant toute son enfance.
- https://dictionnaire.lerobert.com/google-dictionnaire-fr?param=pauvret%C3%A9
- https://www.who.int/fr
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/5759045#:~:text=Le%20seuil%20de%20pauvret%C3%A9%20est,de%20moins%20de%2014%20ans.
- https://www.oxfamfrance.org/pauvrete/qu-est-ce-que-la-pauvrete/#:~:text=La%20pauvret%C3%A9%20est%20souvent%20d%C3%A9finie,potable%2C%20%C3%A0%20l'%C3%A9lectricit%C3%A9%E2%80%A6
- https://www.un.org/fr/
- https://www.atd-quartmonde.fr/idees-fausses/la-definition-de-la-pauvrete-est-subjective-cest-faux/
- https://france3-regions.franceinfo.fr/corse/haute-corse/je-bosse-mon-mari-bosse-mais-on-ne-peut-jamais-souffler-quand-l-emploi-ne-permet-pas-d-echapper-a-la-precarite-3238510.html
- https://www.alternatives-economiques.fr/dictionnaire/definition/97697#:~:text=Situation%20sociale%20d'une%20personne,marqu%C3%A9es%20par%20une%20forte%20incertitude.
- https://www.lespetitespierres.org/quest-ce-que-la-precarite/
- https://www.hcsp.fr/Explore.cgi/Ouvrage?clef=15
- Robert Castel, les métamorphoses de la question sociale, 1995
- https://www.toupie.org/Dictionnaire/Desaffiliation.htm
- Robert Castel, les métamorphoses de la question sociale, 1995
- https://www.samusocial.paris/lutte-contre-lexclusion-sociale#:~:text=Qu'est%2Dce%2Dque,peuvent%20par%20exemple%20%C3%AAtre%20concern%C3%A9es.
- https://www.lexilogos.com/declaration/droits_homme_1793.htm