Audiovisuel et monde carcéral - Caen

Les détenus font leur cinéma

Courts métrages, canal de vidéo interne, atelier de programmation… il n’y a pas qu’à l’air libre que l’audio-visuel fait son cinéma. Le monde carcéral l’a aussi intégré comme mode d’action culturel et d’insertion. Explications.

Promiscuité, surpopulation, violence, enfermement 22 heures sur 24, manque de places et d’espace pour travailler, pour se former ou pour préparer sa réinsertion ... les prisons françaises continuent, douze ans après la remise du rapport sénatorial, à justifier de son titre d’alors « une humiliation pour la République ». L’administration pénitentiaire essaie de gérer, comme elle le peut, le flux continu des détenus qui lui sont adressés. Les surveillants pénitentiaires essaient d’aménager le moins mal possible le quotidien de prisonniers, logés parfois à six ou sept dans des cellules prévues pour quatre. Les 4.080 conseillers du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) essaient d’assurer au mieux leur travail, à raison d’une moyenne de 150 dossiers chacun. Les personnes sous main de justice essaient de garder leur dignité, dans un univers attentatoire aux droits de l’homme. Dans cet univers, une petite, une toute petite fenêtre s’est ouverte sur un coin de ciel bleu : l’accès à la culture et plus particulièrement à l’audio-visuel, thème de la journée interprofessionnelle proposée le 13 décembre à Caen1.

Une action qui vient de loin

L’idée d’utiliser l’outil culturel, comme support de réinsertion pour les détenus n’est pas récente. Delphine Harmel, Chargée de mission au ministère de la culture, rappelle les trois protocoles signés entre son ministère et celui de la justice, depuis vingt cinq ans. Le premier fut paraphé par Jack Lang et Robert Badinter, en personne, en 1986. La seconde convention, qui permit l’entrée en détention de professionnels de la culture, le sera en 1990. Le troisième, faisant suite à la loi dite pénitentiaire en date du 24 novembre 2009, prévoyant d’associer les personnels pénitentiaires et les familles a aussi élargi le dispositif aux mineurs de la PJJ. Une circulaire rédigée en 1992 avait déjà permis la réorganisation des bibliothèques, afin d’encourager la lecture. Pascal Lecuyer, représentant l’Administration pénitentiaire, confirme la déclinaison locale de ces directives convenues au niveau national : 572 conventions ont été signées par des établissements pénitentiaires, permettant la concrétisation de projets culturels et plus particulièrement d’action audio-visuelles dans 66 d’entre eux et de canaux de vidéo interne dans 40 centres de détention. Première à le faire, la Basse Normandie a vu une Convention quadripartite être signée le 29 février 2012, par la Direction interrégionale des services pénitentiaires, la Direction régionale de l’action culturelle, la Direction interrégionale de la protection judiciaire de la jeunesse et la Région. Gilles Grancher, directeur territorial de la PJJ expliquera l’engagement de son administration dans ce protocole, par le choix d’utiliser tous les outils possibles pour favoriser l’insertion de jeunes confiés à son institution. Et, il affichera volontiers sa détermination à promouvoir la culture comme support éducatif, lui qui l’utilisait déjà, quand il était directeur d’un CER.

Quand l’audio-visuel rentre en prison

Une fois proclamées toutes ces bonnes intentions, quelle forme peut prendre l’audio-visuel, en milieu carcéral ? De nombreux artistes sont venus témoigner de leur expérience. Anne Toussaint, d’abord, réalisatrice et responsable de l'association « Les yeux de l'ouïe » qui, intervenant à la maison d’arrêt de la Santé depuis 1999, propose des ateliers vidéos et un canal de vidéo interne « Espace Public ». Éric Vanz de Godoy, ensuite, qui a réussi à coupler une maison de jeunes et une maison d’arrêt à Caen, pour réaliser deux courts-métrages. A l’autre extrémité du pays, à Béziers, il a monté un canal de vidéo interne dans le centre pénitentiaire de cette ville. Ce vécu dans ces deux établissements très différents (le premier très ancien et le second tout neuf) lui auront permis de vivre à chaque fois ce concentré d’humanité que propose la prison : « les relations établies sont d’une grande intensité, les personnes soumises à l’enfermement, allant tout de suite à l’essentiel ». Demis Hérenger, sollicité en tant que réalisateur, pour créer un canal de vidéo interne dans deux établissements situés près de Grenoble. Très vite, son intention initiale d’appliquer le même modèle s’est heurtée à l’impérative nécessité d’une création à chaque fois originale, épousant les caractéristiques spécifiques à chaque lieu et s’adaptant aux acteurs locaux. Cyrille Cantin, encore, coordinateur culturel à la maison d’arrêt de Saint Brieuc, qui a fait le choix de s’adresser à des télévisions urbaines de sa région bretonne, pour obtenir des images lui permettant d’alimenter le canal vidéo qu’il anime. Lucie Milvoy, enfin, réalisatrice d’un court métrage avec un groupe de détenus à la maison d’arrêt de Cherbourg, qui témoigne avec émotion sur l’expérience qu’elle a vécue.

Ce que cherchent les artistes

Mais qu’est-ce qui motive donc tous ces artistes à franchir les portes du pénitencier ? Leurs réponses laissent apparaître une quête qui transcende la situation spécifique liée à l’incarcération. Michaël Dacheux, réalisateur, l’affirme avec force : il travaille avec le public sous main de justice, comme il le fait avec d’autres. Ce qu’il cherche avant tout, c’est que chacun puisse exprimer ses sentiments et ses ressentis, avec ses propres mots et non avec ceux des autres. Ce travail sur la singularité de chacun que permet le cinéma, Anne Toussaint le confirme : « cela doit permettre de revenir au rapport intime à soi ». Eric Vanz de Godoy, quant à lui, se considère comme un transmetteur et un passeur dont l’objectif premier est bien de permettre à chacun de découvrir la richesse qui gît au fond lui et de constater qu’il peut aussi devenir créateur. On est bien là, dans une démarche de revalorisation d’une estime de soi si souvent mise à mal, en milieu carcéral. Mais, comment comprendre cette articulation entre ces deux univers aux antipodes l’un de l’autre que sont l’art audiovisuel et le monde carcéral ? La liberté, l’innovation et la spontanéité du premier est quand même à l’extrême opposé de la contrainte, de la routine et des strictes règles de sécurité du second ! Si cela peut fonctionner c’est grâce aux médiateurs qui veillent sur cette articulation, aplanissant les difficultés, déconstruisant les représentations de part et d’autres et trouvant des compromis.

Le rôle des médiateurs culturels

Ce travail d’intermédiaire, de conciliateur et de négociateur a été particulièrement bien illustré par Mathilde Besnard, coordinatrice culturelle auprès du SPIP du Calvados. Aller à la rencontre des partenaires, monter des projets, trouver les financements, organiser la communication en direction des personnels, informer et motiver les détenus, valider les démarches de sécurité, rendre possible l’équipement des ateliers en matériel adéquat … son travail consiste bien à permettre à l’artiste de réussir à déployer son intervention, sans avoir à se confronter au préalable à toutes les contraintes du milieu carcéral. Cette fonction d’intermédiation qui ne s’improvise pas et nécessite une forte connaissance de la méthodologie de projet, Thomas Senk la connaît très bien, lui qui remplit aussi cette fonction de cheville ouvrière. En tant que coordinateur régional du dispositif « Passeurs d’images », il a tout particulièrement travaillé avec des jeunes de la PJJ. La préparation d’une intervention, explique-t-il, nécessite une analyse précise de la situation de départ et du public concerné. Il faut adosser cette préparation à un échange méticuleux avec les équipes qui connaissent bien les personnes à qui l’on veut s’adresser. Précaution que confirmera Sophie Bennehard, responsable de l’unité éducative d’activité de jour de la PJJ à Hérouville Saint-Clair et qui a vécu l’opération « Des cinés, la vie ». Motiver des adolescents, leur présenter des courts-métrages, les faire débattre et ensuite voter, les emmener à la Cinémathèque française à Paris pour y retrouver des groupes de jeunes d’autres région, assister à la remise finale des prix peut sembler simple en apparence. Le résultat final ne permet pas toujours de mesurer l’énergie qu’il a fallu déployer, pour réussir à dépasser tous les obstacles.

Des questions en suspens

Le débat engagé, au cours de la journée, autour d’un certain nombre de questions, n’a pas trouvé de conclusion, chacun venant enrichir les échanges. La première d’entre elle a concerné les thèmes abordés lors d’une production audio-visuelle. Faut-il parler de l’enfermement à des personnes incarcérées ou au contraire les ouvrir sur l’extérieur ? Faut-il privilégier les sujets qui montrent la virtuosité qui naît au cœur du milieu carcéral (comme, par exemple, les recettes de cuisine inventées à partir des ustensiles disponibles dans une cellule) ou au contraire apporter une bouffée d’oxygène permettant d’échapper à la pression carcérale ? Y a-t-il une culture spécifique à la prison qui se distinguerait de celle que l’on trouve dans le reste de la société ? Autre question évoquée, celle du contrôle préalable par l’administration pénitentiaire de toute production avant sa diffusion. Cette censure n’a soulevé aucune polémique de la part des artistes présents, chacun étant conscient des enjeux tant de la sécurité que de la quiétude au sein de la détention. Mais, il est une autre question qui s’est posé avec acuité. Autant une action musicale, théâtrale ou sportive est marquée au sceau de l’instantané et de l’éphémère, autant un document audiovisuel laisse une trace. Se pose dès lors la question de l’utilisation ultérieure de ce qui a été enregistré. Ce sujet sera particulièrement mis en exergue par Gilles Grancher, directeur territorial de la PJJ qui insistera sur la vigilance de la part de son administration quant au respect absolu du droit à l’image des mineurs, mais plus encore de leur droit tout aussi imprescriptible à l’oubli, aucune emprunte potentiellement stigmatisante ne devant rester de la situation de délinquance d’un jeune à un moment de son existence.
Philippe Clément, secrétaire général de la Ligue de l’enseignement du Calvados, association de premier plan de l’action culturelle en milieu carcéral en Basse Normandie, a rappelé les grands principes de l’éducation populaire : tout être humain est éducable, tout être humain est détenteur d’un savoir, tout être humain peut participer activement à l’apprentissage des connaissances. Autant de conceptions éducatives ayant traversé les interventions de la journée et qui sont au cœur de toute action culturelle en milieu carcéral.

1 -« Journée Audiovisuel sous main de justice », Ligue de l'Enseignement de Basse-Normandie, Caen, 13 décembre 2012
 
 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1097 ■ 14/03/2013