D’un Monde à l’autre - Construire ensemble

Et si l’on construisait ensemble ?

On en parle souvent, on l’applique plus rarement. Pourtant, la co-construction entre les usagers, leurs familles et les professionnels semble une voie prometteuse. Un colloque vient de lui être consacré.
Pour sa troisième édition, organisée le 4 avril à Nantes, la tradition de l’association « D’un monde à l’autre » d’associer des professionnels, des usagers et leurs parents dans ses colloques a été respectée. A l’écoute des interventions tant à la tribune que depuis la salle, la parole a été prise autant par des assistantes sociales, des éducateurs, des directeurs d’établissement que des personnes avec handicap, des parents d’enfants ayant une déficience ou des responsables d’association de familles. Il eût été paradoxal qu’il en fut autrement, pour une journée de réflexion intitulée « Personnes handicapées, parents, professionnels : et si on construisait ensemble ? » ! La co-construction aura donc été le leitmotiv de la journée. Ce fut d’abord à trois personnalités qu’il revint d’apporter leur éclairage : comment réussir à se retrouver autour d’un même projet de vie ?

Construire un autre regard

Le premier de ces intervenants fut Jean-François Chossy, rapporteur à l’assemblée nationale de la loi sur le handicap du 11 février 2005. Il est sans doute difficile de trouver un parlementaire aussi sensibilisé au handicap que ce député ayant exercé pendant quatre mandatures. A preuve, son discours très offensif contre les notions stigmatisantes à ses yeux qui fustigent le handicap : « le monde du handicap » (comme si c’était un univers à part), « l’intégration » (comme si les personnes avec handicap vivaient en dehors de la société), « accompagner » (comme si ces personnes relevait de l’assistanat), « inclusion scolaire » (comme si les enfants ne pouvaient pas trouver naturellement leur place à l’école)… Pourquoi ne pas utiliser les termes communs, s’interroge Jean-François Chossy, comme « accueillir » (comme on le fait de tout nouvel arrivant), « scolariser » (comme tout enfant d’âge scolaire) ou « contributaires » (comme n’importe quel citoyen qui bénéficie de près ou de loin de la solidarité nationale). « Parce qu’on a peur de la différence, on ne sait pas comment en parler », constate l’ancien député qui réprouve tout autant l’utilisation de notions désignant le handicap pour déconsidérer ses adversaires (« untel se comporte comme un autiste »), ou ses camarades d’école (« c’est un gogol »). Avant de pouvoir cheminer ensemble pour construire un avenir commun, que l’on soit handicapé ou non, il faudra faire évoluer les mentalités, en commençant par éviter d’être blessant et condescendant et en continuant par considérer la personne humaine au-delà du handicap.

La confiance réciproque

La co-construction, Elisabeth Zucman, ancien médecin de réadaptation fonctionnelle, l’évoquera aussi en proposant un état des lieux des relations entre parents et intervenants. Les professionnels, qu’ils soient médicaux ou sociaux, sont survalorisés par les familles qui attendent d’eux la guérison de leur enfant. Les familles, quant à elles, sont dévalorisées par les professionnels, quant à leurs capacités à accepter la déficience de leur enfant. Cette tension réciproque est nourrie par le facteur émotionnel qui touche tant les uns que les autres : douleur des parents, désespoir des professionnels face aux faibles progrès qui ne sont pas toujours suffisamment validés, par les uns comme par les autres. Et pourtant, le plus dur pour la personne souffrant d’un handicap, c’est souvent le regard de l’autre qui la réduit à ses difficultés. Le remède ? D’abord, faire le pari des capacités inhérentes à toute personne, quel que soit son handicap. Il suffit, bien souvent, d’être attentif à la force de vie et à la puissance qu’elle manifeste, pour découvrir la dynamique qui l’anime. Ensuite, miser sur l’information, sur l’association et sur le soutien dont doivent être destinataires tant les personnes concernées que leur famille. Que ce soit face au diagnostic ou aux décisions à prendre, c’est ensemble que l’on doit cheminer et non pas les uns contre (ou sans) les autres. Enfin, opter pour la confiance plutôt que pour la défiance entre la personne vivant le handicap, sa famille et les professionnels qui doivent se voir reconnu chacun sa place et l’occuper, sans chercher à investir celle de l’autre.

Ne pas nier nos divergences

La co-construction ne pourra certainement pas s’élaborer, en niant nos divergences qui sont presque aussi nombreuses que nos convergences, affirma Saül Karsz, philosophe et sociologue qui rappela combien le consensus pouvait être source d’équivoque : « on est d’accord, mais mieux vaut ne pas trop savoir sur quoi ». Trouver un terrain d’entente avec l’autre nécessite au préalable de reconnaître sa différence avec ce que l’on est. L’expérience que chacun peut avoir est unique et ne peut se transmettre, d’autant plus entre parents et professionnels dont chacun possède un savoir-faire qu’il estime déterminant. Chaque pratique est spécifique et ne peut que se télescoper avec celle de l’autre. Ce n’est ni souhaitable, ni préjudiciable, c’est simplement ce qui se passe. Travailler ensemble ne peut qu’être potentiellement conflictuel, chacun se présentant à l’autre, chargé de son vécu, de son expérience, de ses émotions qui lui sont propres et spécifiques. D’autant que la communication entre les être humains n’est jamais sans failles, sans jeux de mots, ni sans malentendus. Les parents voient surtout leur enfant qui est pour eux unique, les professionnels sont confrontés à un usager inclus dans un groupe. L’un et l’autre se ressemblent, mais ne sont pas exactement le même. La co construction est taraudée par l’idée selon laquelle il faudrait être à 100% sur les mêmes positions. Il faudrait plutôt la concevoir comme une alliance, mettant en synergie les positions différentielles et inégales des uns et des autres, en constante rectification, grâce justement à une confrontation salutaire et féconde.

Accords et désaccords

Voilà nos trois contributeurs, à la fois sur la même longueur d’onde, sur certains points, et divergents sur d’autres. Si pour Elisabeth Zucman, il faut apprendre à se faire confiance, Saül Karsz rectifie : « il faut apprendre à se faire un peu confiance ». On ne peut tout se dire, car soi-même on ne sait pas tout. Et Elisabeth Zucman, forte de ses cinquante années de travail auprès des personnes avec handicap, de se positionner en contre point de certaines affirmations de Jean-François Chossy. Contrairement à son voisin de tribune, elle critiquera l’appellation de « personne handicapée », pourtant intégrée dans l’intitulé même de la loi de 2005, trop sujette à entraîner la confusion entre l’individu et son symptôme. Elle aura soin de bien distinguer entre la déficience dont est atteinte une personne et le handicap qui constitue la traduction sociale de sa déficience. Elle s’inquiètera du projet de transformation des MDPH en Maison de l’autonomie, soutenu par Jean-François Chossy, guichet unique tant pour les personnes avec handicap que pour les personnes âgées, craignant de voir cette instance submergée par une masse de demandes, venant ainsi noyer la spécificité du handicap. Elle revendiquera, enfin, la notion d’accompagnement qui ne saurait être amalgamée avec de l’assistanat. Loin d’être source de tension entre les orateurs, cette confrontation d’approches différentes fut vécue comme une richesse dans la compréhension de la réalité du handicap. C’est cette diversité du quotidien dont se sont fait aussi écho les participants aux tables rondes où se sont côtoyés des professionnels de terrain, des familles et une personne porteuse de handicap.

Usagers et leurs familles

Et c’est Touja Milaret, jeune femme vivant avec un handicap, qui ouvrira le bal, en faisant le récit de ces consultations médicales vécues alors qu’elle était enfant : la parole des adultes passait par-dessus sa tête, sans jamais s’adresser à elle comme interlocutrice, au point de l’amener à se dédoubler et se décentrer d’un corps vécu comme un objet d’étude extérieur à elle. C’est François Besnier, père d’une adulte atteinte du syndrome Prader Willi, qui racontera ses ressentis de parent : les difficiles relations avec les psys, notamment quand l’un d’entre eux lui dira que sa fille étant psychotique, il n’y avait pas grand-chose à espérer ; le choc vécu lors de la première visite d’un établissement : « notre enfant n’est pas comme cela » ; l’interrogation sur la dénomination « occupationnelle » du foyer contacté ; la culpabilité d’avoir raté quelque chose au point de devoir confier son enfant à des éducateurs « spécialisés ». Odile Tiers, maman d’un enfant vivant des troubles psychologique et Présidente de l’association ANJEU-TC posera les conditions d’une co-construction. D’abord la considération inconditionnelle à l’égard de parents que l’on doit arrêter de rendre implicitement ou explicitement responsables du sort de leur enfant. Ensuite, les regarder comme une ressource et les écouter : même fragilisés et démunis, ils ont quand même des choses à dire, car ils connaissent leur enfant depuis leur naissance. Enfin, partager des informations claires et précises, avec des mots compréhensibles, permettant de se retrouver autour d’un travail commun.

Pratiques en mutation

« Reçu cinq sur cinq » ont répondu les professionnels présents. Véronique Lambert, Directrice du Centre d'habitat L'Étape de Nantes hébergeant deux cents adultes porteurs de handicap viendra raconter l’organisation de la journée toute récente du 2 février proposée aux familles pour réfléchir à leur place dans l’accompagnement de leurs enfants. « Notre objectif était de créer un espace pour débattre, échanger, essayer de se comprendre et de ne pas être d’accord ». Le constat à l’issue de cette rencontre tient en deux points : les familles n’ont pas besoin d’explications, mais avant tout d’être entendues ; importance de la continuité du dialogue entre les professionnels et les familles. Le discours ne sera pas différent chez Gilles Trombert, Directeur de l’ITEP et du Centre de Recherches et d'Action Psycho Sociales, à Pau, partisan de la nécessité de créer des espaces de nouage : « je reste convaincu que ce sont les professionnels qui ont une clé importante dans ce changement de pratique qui consiste à ce que les usagers (parents, enfants et adultes) puissent être considérés comme des sujets, des acteurs, des auteurs et des citoyens ». Miguel Benasayag rappellera que la co construction implique, pour les professionnels, une posture particulièrement humble : se méfier de ce qu’ils croient connaître et accepter le non savoir sur l’autre. Au terme de cette journée, il apparaît clairement que, pour toutes les parties prenantes, travailler ensemble conduit à un choc des cultures, impliquant que chacun accepte d’être déstabilisé et remis en cause dans les positions qu’il croyait solides. S’apprivoiser et se domestiquer mutuellement, faire l’effort d’essayer de se mettre à la place de l’autre, même si on n’y arrivera pas vraiment, cela prend du temps, nécessite des efforts et exige beaucoup d’énergie. Mais l’enjeu est toujours séduisant et les résultats toujours encourageants.

 

Le DVD de cette conférence sera bientôt disponible sur le site de l’association « d’un monde à l’autre » : http://www.mondealautre.fr/ 

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1106 ■ 23/05/2013