Lien Social - Les valeurs

Face à l'attaque de nos valeurs, organiser la résistance

Burnt out, impuissance et discrédit de travailleurs sociaux ne sachant pas se faire entendre. Mais, tout autant, capacité de résistance, compétence de diagnostic social et savoir faire de la rencontre. Tels sont les constats d'une journée riche en échanges sur l'articulation entre l'éthique des valeurs et la loyauté liée au contrat de travail.

Tout commence par ce contrat de travail qui établit un lien de subordination à un employeur, avec l'obligation de loyauté qui en découle. Patrick Mignard, économiste, le décrit comme « l'achat d'une capacité à mettre en œuvre des compétences ». La particularité du contrat du travailleur social, c'est que ses compétences sont conditionnées par un certain nombre de valeurs inhérentes à sa fonction. Patrick Mignard les résume à un fondamental qui synthétise, à ses yeux, tous les autres : le respect de l'autre. Pour Jean-François Gaspar, sociologue et ancien assistant social, elles sont bien plus diversifiées. Catégorisant les professionnels, il les relie à trois registres originels de la profession. Le travail social normatif qui, en voulant replacer l'usager dans le droit chemin, se fait l'héritier de la volonté initiale hygiéniste et de contrôle social. Le travail social clinique qui, de par sa quête de traitement compassionnel et d'apaisement de la souffrance, prend ses sources dans le catholicisme social. Le travail social militant, prolongement de la philanthropie, dans sa volonté de changer l'ordre du monde. Chacun de ces modèles charrie son comptant de valeurs propres, tout professionnel optant pour l'une ou l'autre de ces postures ou se retrouvant alternativement dans chacune.

Interroger les valeurs

Xavier Bouchereau, chef de service en AEMO, a justement revisité cette question des valeurs, en refusant toute vision dogmatique ou relativiste : si elles doivent nous servir de repères, a-t-il expliqué, elles ne doivent pas nous empêcher d'être bousculés et interrogés dans nos certitudes. Et le débat de rebondir dans la salle. Ces fondamentaux, dont chacun se prévaut, sont-ils absolus et transcendants ou relatifs et contingents ? Sont-il multiples et diverses ou réductibles à un petit nombre ? Se résument-ils en grands principes ou n'ont-ils de validité qu'une fois incarnés ? Sont-ils un guide pour l'action ou peuvent-ils être l'alibi de dérives potentielles ? Servent-ils de base commune ou peuvent-ils être prétexte à un formatage ? Peut-on s'imposer une neutralité personnelle ou est-ce illusoire de placer à distance ses propres représentations éthiques ? Les valeurs proclamées nous relient-elles à autrui ou nous éloignent-elles à lui, quand il n’a pas les mêmes ? Le collectif garantit-il ces valeurs ou induit-il un terrorisme fondé sur un idéal d'équipe ? Sont-elles achevées ou relèvent-elles d'une mise au travail permanente et toujours renouvelée ? Favorisent-elles la stabilité ou doivent-elles au contraire privilégier le contradictoire, le déséquilibre et le conflit ? Mais, au final, quelles que soient leur portée ou leurs limites, ces valeurs sont aujourd'hui menacées par ces protocoles, cette évaluation quantitative et cette volonté de rationalisation qui envahissent notre société.

Résister

La mise en coupe réglée de la Protection judiciaire de la jeunesse décrite par Maria Ines, co-secrétaire générale du SNPES-PJJ/FSU, démontre la brutalité extrême avec laquelle un dispositif de protection de l'enfance peut être saccagé. Appliquées systématiquement, les consignes de réduction des coûts ont provoqué une avalanche de cahiers des charges, de mode d'emploi et de protocoles ayant la même ambition : rendre visible l'action engagée, pour démontrer sa « rentabilité ». Tout le savoir-faire accumulé reliant l'enfant dangereux et l'enfant en danger, privilégiant le principe d'éducabilité sur la répression et associant les familles a été remis en cause, portant le doute chez les professionnels. Mais, cette illustration ne doit pas nous inciter à nous enfoncer dans la victimisation, la plainte ou la résignation. Des pistes de résistance déjà mises en œuvre au quotidien, tant individuellement qu'en équipe, ont été évoquées. Opposer la solidarité et le collectif à l'éparpillement et à l'individualisme croissants. Développer les outils de réflexion comme moyen d'analyse et d'élaboration. Retenir le conflit et le contradictoire, comme axe de construction de réponses respectueuses de la complexité. Élaborer une démarche de médiation entre les priorités des directions et celles du terrain, afin d'identifier les convergences possibles. Arrêter l'auto-décrédibilisation, l'auto-discréditation et l'auto-dévaluation, quant à notre expertise de terrain et notre capacité à construire un regard théorique spécifique. Ruser pour contourner les obstacles et utiliser toutes les marges de manœuvres disponibles, en déployant la créativité et la force d'innovation dont nous sommes capables. Renoncer à nous enfermer dans l'illusion technicienne, neutre et objective et revendiquer l'indicible, l'incertitude et l'indétermination de la rencontre singulière que nous déployons au quotidien. Le travail social est un sport de combat qui ne doit pas ignorer le rôle de contrôle social dont on le charge, mais qui doit, dans le même temps, proclamer sa mission d'émancipation sociale.
 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1145 ■ 10/07/2014