ADAEA - Cinquante années de pratiques professionnelles

La commémoration des jubilés est fréquente au sein des associations qui sont nées dans l’après-guerre. Il s’agit souvent de commémorer des décennies de bons et loyaux services. Plus rarement, les institutions acceptent de porter un regard critique sur leur passé. Ce fut récemment le choix de l’A.D.A.E.A.  Rétrospective.

C’est aux lendemains de la seconde guerre mondiale que l’action sociale a, dans notre pays, vraiment pris de l’ampleur. Les premières associations qui virent alors le jour ont pour beaucoup d’entre elles résisté à l’usure du temps, sachant évoluer et s’adapter aux mutations des pratiques et des populations. L’Association Départementale pour l’Aide à l’Enfance et aux Adultes en difficulté (ADAEA), intervenant dans le département de l’Eure, fêtait cette année son jubilé. Fondée en 1956, elle débuta modestement par la mise à disposition d’une assistante sociale de la CAF qui attendra de nombreux mois, avant d’obtenir un bureau dans les locaux du palais de justice. Elle s’est depuis étoffée, renforçant les services offerts aux différents magistrats. Elle assure aujourd’hui les mesures ordonnées par les juges des enfants (aide éducative en milieu ouvert, enquêtes sociales, investigations d’orientation éducative, tutelles aux prestations sociales enfant), par le juge des tutelles (tutelles aux majeurs protégés, tutelles aux prestations sociales adulte) ou encore par le juge des affaires familiales (lieu de rencontres entre parents & enfants). Pour fêter cet anniversaire, l’ADAEA proposait le 12 octobre dernier un colloque consacré aux évolutions à la fois de la famille et des pratiques professionnelles destinées à lui venir en aide. A cette occasion, Philippe Boucquiaux, éducateur spécialisé et chef de service éducatif du service tutelle de cette association, est venu présenter le résultat d’un travail de recherche assuré par un groupe de salariés de l’association sur les rapports d’activité qui se sont échelonnés pendant cinquante ans, ainsi que sur certains écrits d’enquête sociale, d’AEMO ou de tutelle. Ces documents reflètent des pratiques professionnelles fortement marquées par leur époque, par les représentations et conceptions qui fondaient alors les actions des intervenants, explique-t-il en introduction de son intervention. La place et la fonction de la famille ne constituent pas un thème récent comme le prouve cette définition de l’action éducative qui « est destinée à restaurer la famille dans son rôle de cellule positive et vivante de la société » (rapport d’activité 1984). Pour autant, les normes dominantes de l’époque marquèrent fortement la vision des professionnels. Quelques extraits de documents datant des années 1960/1970 rendent bien compte de cette approche.

 

Papa, maman, la famille … et les travailleurs sociaux

Ainsi, en 1961, n’hésite-t-on pas à présenter les familles comme « fragiles », révélant à la fois leurs insuffisances éducatives, (l’autorité paternelle étant devenue inopérante vis-à-vis de l’enfant), et leur mode de vie défectueux (concubinage, alcoolisme, paresse, travail irrégulier). En 1965, on parle des « déviations morales » des parents, de leur « incompétence à concevoir une organisation familiale d’où découlent l’insécurité, l’inéducation, le désœuvrement des enfants. » On évoque l’ « ignorance » qui « rappellerait l’époque moyenâgeuse », les tâches des assistantes sociales et des éducatrices étant présentées comme presque insurmontables. Et de disserter en 1965 sur la paresse qui serait l’aboutissement des chutes successives de la morale, de l’autorité des rites familiaux : «  beaucoup d’enfants issus des familles suivies ont un genre de vie ralenti, restreint, pauvres. Ils méconnaissent les principes élémentaires qui aident à découvrir les bienfaits de l’éducation, des relations avec les autres. Du reste leur pauvreté verbale les empêche de procéder à des échanges valables, de communiquer avec un autre monde que le leur. » En 1975, on soutient la dimension de reproduction intergénérationnelle de ces modes de vie : « les récidives des déviances familiales se constatent ’’héréditairement’’. Nous constatons le même phénomène qui se reproduit avec les enfants devenus parents, c'est-à-dire la frusticité  qui empêche l’évolution. » Tel père est présenté en 1967 comme « réputé courageux et alcoolique, comme ses parents d’ailleurs. » Les pères en général sont abordés à partir de leur fonction instrumentale : pourvoyeur de revenus, leur rapport au travail est essentiel : « les ressources sont suffisantes bien que le père ne travaille pas. Comme il y a un enfant chaque année et parfois deux dans les bonnes années, le montant des allocations familiales s’élève tous les ans. » (1964) ou encore « Monsieur est paresseux, vit en parasite de la société. » (1964), sans oublier les jugements particulièrement stigmatisants : « Monsieur semble avoir abandonné son penchant pour la bouteille. » (1965),  ou encore « Monsieur est un homme dépravé par l’alcool, père considéré comme une ruine, un déchet, irrécupérable, complètement abruti. » (1968). Quant à la mère, elle est assignée au foyer, à l’accomplissement des tâches ménagères et d’éducation : « La mère est très fatiguée, mauvaise maîtresse de maison, elle ne fait aucun effort pour tenir son foyer. » (1962), « Nous estimons que le métier de veilleuse de nuit à l’hôpital n’est guère conciliable avec le rôle d’une mère de deux très jeunes enfants et bientôt d’un troisième, et nous souhaiterions que madame quitte cet emploi pour se consacrer à ses enfants. Madame est à surveiller et à contrôler. » (1978) « La jeune mère, peu préparée à son destin d’épouse, de mère et de ménagère. » (1975) « La mère est de mœurs légères. Le logement est très isolé, ce qui est un inconvénient car madame peut recevoir ses amants en l’absence de son mari qui travaille à 6 km » (1964) Les années 1960/1970 étaient très fortement marquées par des préoccupations sanitaires. Le traitement socio-éducatif préconisé portait sur les conséquences de défaillances où l’hygiène et le suivi médical étaient particulièrement soulignés. Les  pratiques étaient alors très ciblées dans ces domaines. On peut ainsi lire dans le rapport d’activité de 1963 que la création du centre social qui ouvrit cette année-là « a permis, entre autre, d’offrir la possibilité de procéder à la toilette des enfants, d’utiliser des douches… rechercher l’acquisition des habitudes de propreté, tâche qui peut apparaître bien simple est pour les enfants une amorce au progrès social. Les milieux miséreux, qui sont nos milieux de travail, sont perpétués souvent par la malpropreté corporelle, l’accoutumance aux odeurs malodorantes. La crasse ancestrale détériore les personnalités d’enfants et transforme leur psychisme. Ces enfants ont acquis peu à peu des habitudes de l’incolore et de l’informe. Ils vivent trop agglutinés dans la cuisine et dans la chambre (quelle chambre souvent !) autour de leur mère, ou sans elle, sans l’habitude des contacts sociaux, sans être occupés. » Rien que pour le plaisir, une petite dernière : l’euphémisation qui permettait alors de parler à demi-mot de l’inceste : « Les fillettes notamment posent des problèmes sérieux par leur précocité qui les entraînent à des expériences troubles, clandestines souvent découvertes dans le milieu familial. » (1965)

 

D’hier à aujourd’hui

Les mots utilisés, la manière parfois « directe » de désigner, de stigmatiser la ou les personnes déviantes témoignent à eux seuls de l’évolution du regard posé et par voie de conséquences des pratiques qui s’y rattachent.  « Ce qui valait hier ne vaut plus aujourd’hui ou plus exactement ce qui prédominait hier n’est plus aussi actif aujourd’hui. La société évolue, des modèles culturels apparaissent, d’autres s’estompent, sont moins actifs. Les pratiques évoluent, de nouvelles apparaissent, d’autres s’estompent, certaines sont ’’ bannies ’’ » concède Philippe Boucquiaux. Les pratiques de l’ADAEA connaîtront la même évolution que dans le reste du secteur. L’analyse du fonctionnement des familles entrera progressivement dans la logique de la complexité, se dégageant du modèle explicatif « linéaire et causal », au profit d’une interrogation « circulaire » intégrant tant une prise en compte du contexte que des effets produits par l’intervention socio éducative, elle-même. La stigmatisation, la désignation des mauvais parents ou des enfants qui ont des conduites déviantes n’apparaîtront plus de manière aussi tranchées et sans appel. On perçoit à la fin des années 1970, l’amorce de ces nouvelles pratiques. L’intervenant n’est plus seulement celui qui observe de l’extérieur, celui qui renseigne, celui qui conseille, celui qui impose un modèle dominant en se référant à des valeurs à fortes connotations morales, en se substituant aux parents « défaillant », mais il est aussi, celui qui œuvre pour requalifier (auprès des adultes concernés, auprès des enfants, et auprès de l’environnement) une image parentale souvent disqualifiée et disqualifiante, qui œuvre pour revaloriser des personnes, en favorisant le développement de leur potentialité(s), commente Philippe Boucquiaux. L’ADAEA a eu le courage de regarder son passé qui est aussi le nôtre. Ce coup de projecteur en arrière ne doit pas seulement nous faire sourire. « Il doit nous inciter à l’humilité » réagira un participant au colloque qui rappellera qu’encore aujourd’hui on n’hésite pas à écrire qu’un enfant est sale, en lieu et place d’évoquer des problèmes qu’il rencontre avec l’hygiène. Derrière la dimension technicienne qu’ils revendiquent, les  travailleurs sociaux continuent à fonctionner à partir de leurs représentations, démontrera David Bouaziz, Directeur de l’AGIFEN, qui leur a consacré une étude de 800 pages. Qu’ils s’appuient sur un registre normatif, qu’ils privilégient leurs affects ou revendiquent la dimension éthique, ce n’est jamais le réel dont ils rendent compte, mais la construction qu’ils s’en font. Ce colloque de l’ ADAEA a permis de regarder derrière nous. Mais comment seront jugés nos propos et nos écrits actuels dans une cinquantaine d’années ? Feront-ils eux aussi rire ? Notre manie d’euphémiser parfois d’une manière décalée fera peut-être l’objet de moqueries. Cette façon de parler des chômeurs (demandeurs d’emploi), des pauvres (gens modestes), des grèves (mouvements sociaux), du balayeur de rue (technicien de surface), du clochard (sans domicile fixe), de la prison (espace carcéral), du vandalisme (incivilité), du viol collectif (tournante), du bordel (salon de massage), de la prostituée (travailleuse du sexe) etc … qui permet de contourner et d’éviter les réalités conflictuelles pourrait à son tour faire l’objet d’acerbes critiques. Cette aseptisation du langage ne permet-elle pas de verrouiller le débat, en utilisant des mots de plus en plus désincarnés et vides de sens ? Dans un ouvrage récent, Eric Hazan (2) dénonce ainsi le remplacement de la notion d’exploitation par celle d’exclusion : « ce glissement sémantique amène en effet à accepter que la lutte contre l’injustice soit remplacée par la compassion, et la lutte pour l’émancipation par les processus de réinsertion et l’action humanitaire. » Donnons-nous donc rendez-vous au colloque de l’ADAEA en 2056, pour le centième anniversaire de cette association, afin d’entendre la suite du travail de recherche sur les représentations des professionnels des cinquante prochaines années.         

 

                                      Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°824 ■ 18/01/2007

 

(1)   « Famille en mouvement : modèles familiaux pluriels, approches socio-éducatives singulières » ADAEA, Evreux, 12 octobre 2006

(2)   « LQR. La propagande du quotidien » Erice Hazan, éditions Raisons d’agir, 2006, p.10

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