ADAEA - Cinquante années de mutations familiales

Si les pratiques professionnelles ont évolué, c’est aussi en cohérence avec des formes d’organisation familiale elles-mêmes en pleine mutation. Ce fut l’autre dimension abordée lors du colloque de l’ADAEA…

La vision que nous avons de la famille, explique Claude Martin, sociologue et Directeur de recherche au CNRS, est liée aux trente glorieuses. Cette époque fut celle de la croissance de cinq point chaque année, de la reconstruction, de l’élaboration de la protection sociale et du chômage marginal. Le modèle familial qui s’y déploya correspondait à la cellule nucléaire stable et féconde. Cette structuration était basée sur une stricte répartition du travail : l’homme était destiné à la production (Monsieur Gagnepain) et la femme à le reproduction (Madame Aufoyer). Le sujet entrait rapidement dans l’âge adulte. Le jeune homme se mettait en ménage peu de temps après la fin de son service militaire, trouvait un travail conforme au métier qu’il avait appris, occupait un logement et « faisait famille », sa femme mettant au monde des enfants et se consacrant à leur éducation. Tout cela a été bousculé par des conditions de vie qui ont complètement changé, tant au niveau du travail que du logement ou des loisirs. Avec des résultats que l’on connaît bien aujourd’hui : une régression de la nuptialité (275.000 en mariage en 2005 contre 387.400 en 1975), une explosion du nombre de divorce ( 42 pour 100 mariages),  48,3% d’enfants naissant hors du mariage etc … Mais cette évolution n’est pas que quantitative. Alain Lazartigues, professeur de pédopsychiatrie à l’université de Brest proposa une distinction qualitative entre la famille des années 1960 et celles d’aujourd’hui. La famille d’autrefois, explique-t-il, s’appuyait sur l’autorité : les places intergénérationnelles y étaient asymétriques et une grande dépendance reliait ses membres. La transmission des valeurs se faisait d’une façon verticale. Elle favorisait l’intériorisation des interdits et laissait une place importante à l’altérité qui s’imposait de par une dominante hiérarchique forte. La famille contemporaine s’appuie, tout au contraire, sur une logique consensuelle. Les places des parents et des enfants y sont symétriques, chacun étant incité à l’autonomie et à l’individualisme. La transmission des valeurs est horizontale. Ce qui l’emporte en son sein, c’est bien l’épanouissement affectif de chacun. Les instances psychiques de contrôle des interdits y sont largement affaiblies. La seconde dominante marquante de la famille traditionnelle était le devoir. La place du collectif y était exigeante, les idéaux et modèles jouant un rôle d’identification essentiel. Chaque membre vivait un fort sentiment d’appartenance. Le principe de désir y était mis sous tutelle, la légitimation des comportements étant fondée sur l’exigence du collectif. La famille contemporaine se fonde quant à elle sur l’hédonisme. Les besoins individuels l’emportent sur les besoins collectifs : ce qui compte c’est la recherche de satisfaction des sensations individuelles. L’autre apparaît très vite comme persécuteur, en ce qu’il peut s’opposer au principe de plaisir qui tient ici une place centrale. L’autorité et le devoir de la famille d’autrefois préparaient au respect d’autrui, mais entravaient la réalisation du désir individuel dont l’inhibition posait un vrai problème pour l’épanouissement personnel. Le consensus et l’hédonisme de la famille d’aujourd’hui permettent de réaliser bien plus librement le désir du sujet, mais le contraint à entrer dans une relation conflictuelle avec l’autre. A la personnalité névrotico-normale passée s’oppose l’organisation narcissiso-hédoniste présente. A la domination très souvent étouffante du surmoi qui interdisait la réalisation individuelle d’hier répond sa faible efficacité actuelle qui laisse la porte ouverte à la manipulation perverse d’autrui au seul profit de la satisfaction de l’ego. Faut-il se tourner vers notre proche passé pour y voir un âge d’or qu’il conviendrait de retrouver ? Rien de moins sûr, réplique Eric Fiat, philosophe et maître de conférence à l’université de Marne la Vallée, sauf à se revendiquer de l’intégrisme catholique. Auparavant le devoir opprimait le désir : personne n’a vraiment envie d’y retourner. Aujourd’hui, c’est le désir qui opprime le devoir : « une société d’égaux est avant tout une société d’égos qui se heurtent les uns les autres » affirme-t-il. Aristote, pour qui la vertu est toujours juste mesure entre deux vices (l'un par défaut, l'autre par excès) valorisait le courage face à la lâcheté et à la témérité et la générosité face à l’avarice et la prodigalité. La bonne famille ne serait-elle pas celle qui réussirait à trouver la juste mesure entre le devoir et le désir ?

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°824 ■ 18/01/2007