AFIREM - Face a l’enfance maltraitée

Où en est-on ?

L’A.F.I.R.E.M.(1) n’est pas en recherche de thèmes à aborder lors des rencontres qu’elle proposerait chaque année. Tout au contraire, cette association ne réunit ses congrès que lorsqu’elle a des choses importantes à dire. Cette ligne de conduite explique qu’à près de 20 ans de sa fondation, elle n’en soit encore qu’à son 4 ème congrès (2).

Cette année, elle avait choisi pour thème de parler des enfants maltraités en évoquant les “ jeux et enjeux ” qu’implique leur prise-en-charge.

N’y a-t-il pas quelque chose de choquant à parler ainsi de la souffrance au moment-même où ce dont il est question, c’est bien de faire cesser l’injustice absolue subie par l’enfant et de redonner à ce dernier le droit à un authentique épanouissement ? En fait, de la même façon qu’a pu être démontré le rôle essentiel du jeu pour la construction psychique de l’être humain, on peut évoquer les représentations identitaires des intervenants face à la maltraitance comme constitutive de leurs comportements : opposition, rivalité, pouvoir, mais aussi collaboration et complémentarité sont à la base de la logique des différents champs qui s’articulent. L’heure n’est plus à la création d’une base de données ou de connaissances que de nombreuses études et une abondante littérature ont largement contribué depuis quelques années à constituer. A la veille de l’an 2.000  l’enjeu est bien  de préciser et de définir les interfaces entre les logiques thérapeutique, socio-éducative, judiciaire et médicale, et d’harmoniser les différentes actions. Aborder les articulations possibles de ces différents champs ne peut se faire avant d’avoir tenté d’expliciter au préalable les mythes fondateurs qui se rapportent à chacun d’entre eux.

 

La médecine et le social

L‘histoire de la médecine a été marquée par une longue période mêlant santé et religion, période qui n’est pas complètement révolu au regard de l’influence pas tout à fait disparue de la magie ou des pratiques pseudo-médicales de certaines sectes. A la longue traversée du désert dominée par la domination d’une maladie triomphante, surgit au XIX ème siècle, une médecine qui va aller de succès en succès : le développement de la prévention et de l’hygiène ainsi que le perfectionnement de le thérapeutique curative ont provoqué un fantastique prolongement de l’espérance de vie (qui est passée dans nos contrées de 28 ans à la fin du XVIII ème siècle à plus de 75 ans en cette veille du troisième millénaire !). Et puis, avec les épidémies émergentes et réémergentes est venu le temps des doutes : “ la santé est un état précaire qui ne présage rien de bon ” affirme l’humoriste. Cet aphorisme est à relier avec ce Sisyphe de la tradition grecque condamné à remonter éternellement une pierre en haut d’une colline à chaque fois qu’elle en dévale la pente. La médecine n’est-elle pas condamnée à renouveler perpétuellement ses efforts tant il est vrai que rien n’est définitivement acquis ?

On retrouve aussi cette notion  de progrès dans les mythes fondateurs du travail social. Sa légitimité initiale tient pour beaucoup dans la croyance en un processus de civilisation qui tend inéluctablement vers la disparition de la pauvreté et de l’inégalité.  L’intervention des professionnels recouvrait alors toutes les tactiques imaginables permettant de contribuer à cette extinction.  La société semble effectivement animée d’un double mouvement qui la pousse à toujours plus s’individualiser mais parallèlement aussi à socialiser les risques. Critiqués dans les années 70 comme contrôleurs de la norme sociale, les acteurs du travail social se situent entre le changement quotidien et le changement global. Leur art de faire tient autant de techniques relationnelles (écouter, utiliser la force de l’autre pour lui permettre de changer …) que de l’éthique (est-ce bien, est-ce juste ?) et ce dans une réalité où chaque situation est unique et singulière et ne peut en aucun cas donner lieu à une reproduction à l’identique des mêmes solutions. Ces particularités marquent à la fois les forces et les faiblesses d’une intervention qui n’a jamais réussi à constituer un corpus théorique spécifique transférable automatiquement. Il est important de rajouter que la crise sociétale et en premier lieu la remise en cause du travail comme facteur de lien social ont largement déstabilisé la logique de ce champ d’action.

 

Du droit à la thérapie

Si l’on se tourne du côté du droit pénal, on doit rappeler que la justice tend entièrement non vers la protection du justiciable mais vers l’incrimination et la sanction d’un accusé. Elle n’est pas là ni pour réparer, ni pour comprendre, ni pour protéger, mais pour constituer la matérialité d’une culpabilité et punir. Sinon elle classe sans suite, elle relaxe ou elle acquitte. Le procès est mené au nom de la société et non du plaignant. Il fonctionne d’une manière dichotomique : victime/auteur, innocent/coupable. L’interrogatoire et l’expertise sont employés pour établir des preuves. Si notre système judiciaire est bien basé sur l’intime conviction, celle-ci doit être assise sur un faisceau de présomptions. La justice se focalise donc sur l’acte dans une logique du comment bien plus que sur le pourquoi. Elle ne s’intéresse pas à l’enfant qui se plaint, mais à l’enfant qui porte plainte. Dès lors, si la procédure pénale peut parfois être salvatrice, elle peut tout autant s’avérer extrêmement destructrice. S’il y a quelque chose pour laquelle la justice n’est pas là, c’est bien pour réparer psychiquement l’enfant victime. En lui attribuant une valeur thérapeutique en soi, certains thérapeutes se trompent de champ.

La thérapie est perçue par certains comme aliénante, voire comme responsable d’une victimisation secondaire. Des études nord-américaines n’affirment-elles pas que les victimes de maltraitance qui s’en sortent le mieux seraient celles qui n’auraient pas eu recours à aucune aide extérieure ? D’autres la survalorisent en y voyant l’unique planche de salut. Elle ne mérite sans doute ni tant d’honneur ni tant d’indignité. Si la référence à la psychanalyse, à la systémie, au comportementalisme et autre cognitivisme représente une source d’éclairage de la souffrance humaine, tout enfermement totalisant et exclusif dans l’un ou l’autre de leurs schémas ne peut être que potentiellement dangereux et nuisible à celles et ceux qui sont en difficulté. Ainsi en a-t-il été pendant longtemps du déni de la part des psychanalystes de l’inceste subi par certains enfants. Ou encore aujourd’hui de l’acharnement à maintenir celui-ci dans son milieu naturel maltraitant au prétexte de l’inscrire dans sa filiation. Mais aussi du suivi imposé au mépris du rythme du sujet, sans oublier à l’inverse la non-intervention face à la souffrance au nom de l’absence de demande formelle.

 

La sidération comme réaction première

Et puis, derrière l’intervenant, il y a l’adulte qui se représente l’enfant en fonction de son propre vécu. Il projette sur lui la somme de ses attentes inassouvies. L’inexorable processus d’individuation dans lequel le petit d’homme est engagé s’oppose à son aspiration à la continuité fusionnelle. L’enfant idéal peut devenir très vite agressif voire persécuteur et ce proportionnellement au hiatus provoqué par les désirs et la vision qu’on a de lui. Sans compter la réactivation d’une souffrance vécue par l’adulte dans sa jeunesse et que l’enfant vient provoquer.

Cette réalité qui traverse tout un chacun à la fois comme professionnel et comme être humain provoque de nombreuses frictions entre les différents intervenants.  Ceux-ci se disputent et s’accusent mutuellement de ne pas défendre “ l’intérêt de l’enfant ”. Tout se passe comme si un curieux isomorphisme amenait chez eux la reproduction des syndromes vécus au sein des familles en difficulté. Faut-il réparer l’enfant maltraité, le soigner ou bien punir son agresseur ? Quelle est la priorité ? Ce qui apparaît le plus important, c’est de dialectiser les conflits qui se créent. Cela passe par une distanciation par rapport à l’équipe et à l’institution, l’intervention d’un tiers susceptible d’aider à penser les effets de nos rencontres avec l’autre, la triangulation de notre propre relation avec l’enfant maltraité. Alors, peut s’établir le respect de l’autre dans son identité professionnelle. Pas de collaboration possible si chacun ne définit pas les limites de sa propre action et prétend commander à l’autre le cadre de son action. La justice doit cesser de vouloir imposer des thérapies, le travail social à exiger de la justice qu’elle confirme ses peurs et angoisses, les thérapeutes de confiner les autres champs d’intervention à leurs schémas théoriques. Il est temps d’écouter la demande de l’enfant. Celui-ci ne veut pas forcément que son agresseur qui est souvent un être qu’il aime, soit incarcéré. Tout juste accepte-t-il qu’il soit puni : “ privé de dessert, attaché sur une chaise, qu’on lui coupe les ongles ou qu’il soit enfermé dans la cave avec les rats ”…selon les représentations qu’il a des moments les plus désagréables de la vie.  Il veut en fait surtout que se rétablisse une relation normale et qu’à nouveau il soit choyé, protégé, aimé comme doit l’être tout enfant. “ Je veux qu’il reconnaisse les faits, qu’il me demande pardon, mais je ne veux pas qu’il aille en prison, parce que c’est mon papa ” pourra-t-il dire ainsi.

 

Le pouvoir du judiciaire

Qu’il soit médical, juriste ou travailleur social, l’adulte confronté à l’enfant maltraité passe par des comportements relevant tant de la sidération, que de la contagion, du clivage ou de la projection. La contamination de ces processus peut être aussi bien individuelle que collective : dans tous les cas, il renvoie à des affects archaïques. Cela se passe tout particulièrement dans les cas d’abus sexuels. Les turbulences que provoque cette révélation entraînent une précipitation qui n’est pas toujours en relation avec l’urgence du danger. La mobilisation des services d’investigation judiciaires vient alors supplanter l’évaluation psycho-sociale. Les professionnels sont sommés d’accomplir des actes sans souci de leurs effets destructeurs au sein des familles. La parole du juge est perçue comme ayant un effet automatiquement clinique.

L’instrumentalisation de l’intervention s’accompagne d’un risque de déshumanisation et de destruction de la professionnalité, ainsi que de maltraitance institutionnelle et de victimisation secondaire.

La résistance s’impose et doit passer par une réaffirmation de la complémentarité de l’ensemble des intervenants et leur engagement cohérent dans le combat commun pour le rétablissement de la dignité de l’enfant.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°467 ■ 17/12/1998

 
(1) Association Française d’Information et de Recherche dur l’Enfance Maltraitée : Hôpital des Enfants malades 149 rue de Sèvres 75730 Paris cédex 15. Tél. :01 44 49    47 24 Fax. : 01 42 73 13 14
(2) “ De la prise en charge des enfants maltraités, jeux et enjeux ” congrès tenu à Lille les 9, 10 et 11 mars 1998