Comptes-rendus
ANAS - Au-delà du travail salarié
Le groupe le Loire-Atlantique de l’Association Nationale des Assistants Sociaux (ANAS) proposait le 4 octobre à Nantes une conférence-débat sur le thème « mutation de la société du travail et exclusion ». Elle avait convié pour cette occasion d’une part deux spécialistes parisiens (Alain Lebaube, journaliste au Monde et Hubert Bouchet, membre du Conseil Economique et Social) et d’autre part, un certain nombre de praticiens de terrain qui proposent au quotidien une activité créatrice de lien social quoique plutôt éloignée de la logique salariale.
Cette réunion est représentative du questionnement qui traverse notre société et singulièrement le travail social. Peut-on encore espérer un retour au plein emploi? Comment réagir face à une situation qui voit une partie de la population soumise à une surcharge de travail tandis que l’autre se voit contrainte à l’oisiveté ?
Un travail en pleine mutation
Historiquement, la tendance est nette. Le temps de travail annuel est passé depuis le début du siècle de 3.000 à 1650 heures. Alors qu’il représentait 70% du temps de vie éveillé en 1850, il n’en constitue plus que 14% en 1990. Le nombre d’heures de travail annuel global est passé de 60 à 40 milliards en 90 ans. Sans la réduction massive de la durée du travail (allongement du temps de scolarité, jours de repos hebdomadaires, congés payés, retraite, ...), il y aurait aujourd’hui de l’emploi pour seulement 12 millions de salariés. Ils sont à ce jour 22 millions. (1)
Ainsi, les chiffres parlent d’eux-mêmes. On peut estimer qu’avec les fantastiques progrès de la productivité qu’ont apporté les 20 dernières années, la tendance imprimée ne peut logiquement que s’accentuer.
Mais le travail n’a pas évolué selon une logique seulement quantitative. Il y a eu aussi une forte évolution qualitative. Hubert Bouchet explique que la force de travail d’aujourd’hui nécessite bien plus de savoir-être et de capacité d’interactivité qu’autrefois quand seules la bonne volonté et les capacités physiques suffisaient. Alain Lebaube parle quant à lui d’un triple éclatement. Eclatement du travail tout d’abord: les anciens repères s’effritent, ceux de l’homme avec sa machine, ses gestes répétitifs et son usine. Eclatement de l’emploi ensuite: autour d’un noyau dur où subsistent les Contrats à Durée Indéterminée, le statut et la protection sociale, on trouve en cercles concentriques les salariés en Contrat à Durée Déterminée, les intérimaires, les CES, les stagiaires, les chômeurs de longue durée, le travail au noir... Enfin, c’est aussi l’entreprise qui éclate. La sous-traitance se généralise. Ce qui, auparavant, faisait partie intégrante de ses compétences en a été sorti: service de nettoyage, restauration du personnel, gardiennage, voire même à présent la comptabilité.
Face à toutes ces mutations, il faut délibérément réviser notre vision de la réalité. La question essentielle qui se pose est bien de savoir s’il faut tenter de restaurer un passé révolu dans ses formes anciennes ou plutôt se tourner vers les autres formes d’activité qui fleurissent avec pour ambition parfois de réintégrer le monde du salariat, mais aussi le plus souvent une réorganisation des exclus sur une base de convivialité et de solidarité.
Des expériences originales
Il en va ainsi des entreprises d’insertion tel « ENVIE-44 » qui propose à 25 salariés la récupération, la remise en état et la revente de matériel électro-ménager d’occasion. Le contrat de travail ne peut dépasser deux ans et vise à permettre de trouver un « vrai » boulot. C’est aussi le cas du CRFA issu de l’UFCV, présent sur 18 sites du département, qui se fixe comme objectif d’organiser la rencontre de personnes en grandes difficultés. Celles-ci en se retrouvant ainsi, sortent de leur isolement et réapprennent la vie sociale tant à l’intérieur d’un groupe que par rapport à l’extérieur à partir d’action qu’elles choisissent elles-mêmes.
Mais de telles initiations ne sont pas le monopole des institutions. Elles peuvent aussi être à l’initiative des populations. A l’image de cette épicerie communautaire du quartier de Bellevue à Nantes. Trente personnes y ont signé un « contrat d’activité communautaire ». En échange de leur participation à des travaux de jardinage, mais aussi à la confection de repas lors des tables d’hôtes mensuelles ou de buffets préparés pour des réceptions, elles peuvent accéder, selon des règles codifiées, aux rayons de l’épicerie approvisionnée par ailleurs par des dons et de la récupération. Autre illustration de cette mobilisation: Environnement-Loisirs-Services (ELS) qui, à Saint-Nazaire propose des loisirs adaptés dont l’objectif est directement éducatif: sortie avec les enfants, pique-nique, repas conviviaux, après-midi dansants ...permettent ainsi de créer des liens de voisinage basés sur l’entr’aide et la solidarité. Pure création du quartier lui-même, le conseil d’administration de leur association est statutairement constitué pour moitié par ses habitants. C’est encore cette association de chômeurs se lançant dans l’organisation de brocantes ou la réhabilitation de vieux métiers (ceux qui possèdent un savoir-faire le transmettent avant que celui-ci ne disparaisse).
Enfin, on peut encore citer les Systèmes d’Echange Locaux, les fameux « SEL » qui essaiment à travers la France depuis quelques mois. Ce sont des systèmes économiques parallèles qui font intervenir pour l’échange non le Franc mais une unité de valeur comptabilisée sur un compte central de l’association (un soleil, un berlingot). Le principe consiste à organiser un troc multilatéral permettant l’échange de services, de biens et de savoirs. Ainsi, celui qui a consacré 4 heures pour réparer une voiture d’un membre du réseau, va disposer de son « crédit » pour recevoir d’un autre membre, l’équivalent de 4 heures de cours d’informatique par exemple. Ce dernier pourra à son tour acquérir une cafetière électrique évaluée par son propriétaire à ... 4 heures d’unités. Et ainsi de suite.
Vers de nouvelles formes de socialisation ?
On assiste ainsi à l’instauration d’une véritable économie parallèle. Il est vrai que jusqu’à ce jour, les critères essentiels de l’insertion sociale, ce sont bien le travail salarié et la consommation acquise sous forme sonnante et trébuchante. Dès lors, toutes ces organisations parallèles sont-elles simplement un aménagement de la misère, ou constituent-elles les prémisses de formes de socialisation nouvelle ?
La réponse à cette question est d’autant plus difficile que le monde à-venir est particulièrement incertain, complexe et imprédictible.
En tout cas, le débat ne fait que s’ouvrir. Et on ne pourra se contenter de l’ignorer.
(1) Sciences Humaines » n°59 p.37-39
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°369 ■ 17/10/1996