ANAS - Prendre rien que notre place mais toute notre place

Les travailleurs sociaux se sont vus affubler du titre de technicien de la relation : en tant que « spécialistes » attitrés du décodage des relations humaines, il se trouvent coincés entre le marteau et l’enclume, entre le charybde du faire à la place de l’usager et le scylla de se voir dicter leur action par une machine (l’ordinateur), une procédure (la logique informatique) ou un professionnel étranger au travail social (le concepteur de programmes). D’où la vigilance nécessaire.

Un questionnement dans l’air du temps

La place de l’usager a conquis ses lettres de noblesse ces dernières années : la réforme, en 1989, des annexes XXIV (qui précisent le cadre de l’accueil des enfants porteurs de handicap dans les établissements spécialisés), la constitution à partir de 1991 de Conseils d’établissement où sont représentés les usagers et leurs familles, la réforme, début 2002,  de la loi de 1975 sur le secteur médico-social, la loi édictée à la même période sur les droit des malades, etc ... sont des textes signifiants sur cette question qui marquent un air du temps auquel l’informatisation des services sociaux ne pouvait guère échapper. Déjà dans les années 1970, une forte résistance avait secoué le travail social à propos des projet AUDASS et GAMIN qui prétendaient prévenir la reproduction sociale des situations familiales difficiles (ce qui est une bonne idée), en organisant le fichage des familles à risque (ce qui l’est moins).

 

Un questionnement au cœur de la pratique professionnelle

« Je suis assistante sociale, je ne suis donc pas spécialiste du droit des usagers » affirmera une intervenante. Si nous ne sommes pas des spécialistes de la science juridique, nous sommes, en tant que professionnels, spécialistes du droit au respect, du droit à la considération, du droit à ne pas être jugée... Ce n’est peut-être pas un hasard si l’ANAS pose aujourd’hui des questions pertinentes face à cette informatisation. Si son code de déontologie évoquait dès 1947 les obligations en matière de secret professionnel, ce n’est pas pour aujourd’hui ne pas s’inquiéter de l’accès aux données identifiantes que permet le réseau informatique. Avec la multiplication des intervenants sociaux qui ont dépassé le cadre étroit des professions canoniques, on s’inquiète à juste raison du partage de l’information. Là on touche à l’un des droits essentiels de notre droit : celui de la protection de la vie privée que Christine Garcette a bien rappelé. Cela place sous un angle particulier ces grands messes que constituent les réunions de synthèse. Nous ne pouvons que nous interroger sur des pratiques qui mettent à nu l’intimité des familles. Imaginons ce que provoquerait chez une assistante sociale de quartier la rencontre de trois mères de famille s’interrogeant sur sa propre situation personnelle. La première évoquerait la tenue fripée avec laquelle la collègue aurait assuré la dernière visite (« n’aurait-elle pas des problèmes financiers ? »). La seconde mère aborderait le cadre à photos posé sur son bureau et où avait disparu récemment l’homme qui y souriait depuis des années (« n’aurait-elle pas une vie affective perturbée ? »). La troisième parlera d’une scène à laquelle elle avait assisté dans la salle d’attente où notre assistante sociale s’était vertement disputée avec une de ses collègues (« ne rencontrerait-elle pas des difficultés d’intégration professionnelle ? »). Et notre trio de décider de contacter l’assistante sociale du personnel du conseil général pour lui signaler les difficultés supposées de la collègue. Absurde ? Peut-être ... Encore que... Enfin, tout cela nous permet de palper ce que peut représenter l’intrusion dans votre vie intime de personnes qui bien sûr ne font cela que pour votre bien !

 

Mettre la technique au service du professionnel

Et voilà que cette immixtion deviendrait encore plus facile grâce à cet ordinateur qui accumulent des données dont on ne sait qui y a accès ... Ce n’est pas tant l’outil qui est à interroger mais l’utilisation de cet outil rappelle Didier Dubasque : la technologie doit être maîtrisée par l’homme et non le contraire. Nous devons rejeter tout prêt à porter technicien au prétexte qu’il n’y aurait qu’à appuyer sur un bouton a affirmé avec force Gérard Chevalier!. C’est en ce sens que les professionnels ont à jouer un rôle actif de choix, de résistance et de porteur de sens. A cet effet, la question posé par Patrick Reungoat est essentielle : sommes-nous agent de normalisation ou devons-nous avant tout rendre moins difficile le rapport à la norme en n’hésitant pas à l’interroger. Ce questionnement s’articule en permanence autour de la déontologie (conscience des règles et des normes : comment se situe-t-on en tant que professionnels) mais aussi l’éthique (problématisation ininterrompue autour des pratiques et des valeurs qui les fondent).

Finalement, l’informatisation des services aura au moins eu quelque chose de bon : nous amener à nous interroger sur nos pratiques et sur nos valeurs et à réaffirmer la position active que nous voulons jouer : refuser la finalisation à partir des seules tâches de gestion, refuser la désappropriation de l’outil et de son utilisation, refuser l’automatisation de situations humaines toujours uniques et jamais standardisables. Il ne s’agit pas là d’un rejet face à la technique, d’une sorte de refus rétrograde de tout changement ou d’hostilité contestataire face à toute nouveauté, mais bien plus d’une volonté constructive de déconstruire l’outil informatique avant de le reconstruire à partir des valeurs du travail social.

 

Jacques Trémintin – Mai 2002