ANAS - Travailleurs sociaux et usagers

Travailleurs sociaux et usagers : quelles relations ?

Investir l’usager à une place de sujet et non pas de simple objet passif de la relation d’aide implique une attitude professionnelle où prédominent respect et circonspection : est-ce bien toujours le cas ?
 
L’ANAS n’avait pas réussi, loin de là, à remplir la salle en organisant sa réunion débat consacrée à la place des usagers (1). Faut-il en déduire que les professionnels ne sont pas intéressés par ce sujet ? Ou qu’ils craignent la montée des droits de celles et de ceux qui prennent de plus en plus une place de sujet et non plus seulement d’objet de l’action sociale ? Il serait, bien entendu, des plus hasardeux de déduire de telles conclusions aussi hâtives. Mais, il est toujours plus facile de parler des autres que de parler sur soi...
 
 

Faut-il toujours tout savoir ?

 Depuis le 10 décembre 1948, date à laquelle l’ONU proclamait solennellement dans sa  Déclaration universelle des droits de l’homme : « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur ou sa réputation » (article 12), on ne compte plus les réunions de synthèse où sont étalés les détails de la vie des usagers. Inversons la démarche et imaginons ce que pourrait être la rencontre de trois mères de famille s’interrogeant sur la situation personnelle de l’assistante sociale de leur quartier. La première de ces dames pourrait évoquer, par exemple, la tenue fripée avec laquelle l’assistante sociale aurait assuré sa dernière visite :« n’aurait-elle pas des problèmes financiers ? » La seconde pourrait renchérir sur ce  cadre à photos posé sur son bureau et où avait récemment disparu l’homme qui y souriait depuis des années : « n’aurait-elle pas une vie affective perturbée ? ». Quant à la troisième, elle pourrait évoquer cette scène à laquelle elle avait assisté dans la salle d’attente où notre assistante sociale s’était vertement disputée avec une de ses collègues : « ne rencontrerait-elle pas des difficultés d’intégration professionnelle ? ». Absurde ? Peut-être ... Encore que... Enfin, tout cela nous permet de palper ce que peut représenter l’intrusion dans votre vie intime de personnes qui bien sûr ne font cela que pour votre bien ! C’est que l’idéologie du partenariat peut être parfois pernicieuse, explique Xavier Bouchereau, éducateur spécialisé dans un service d’AEMO judiciaire, surtout quand elle est synonyme de large communication des informations connues. Et de citer P. Julien, psychiatre de son état : « il vise le désir de l’Autre, le surprend en sa pudeur et son intimité, il s’introduit en son monde privé ». De qui parle-t-on, ici : des travailleurs sociaux ? Non, c’est le portrait du pervers ! Trop souvent, l’on confond la vérité et le savoir : ce n’est pas parce qu’on accumule les détails qu’on les comprend mieux. Il faut parfois apprendre à se taire et laisser de la place au non-savoir. Reconnaître les usagers, c’est peut-être souffrir de les méconnaître. Et l’une des meilleures façons d’éviter tout abus de savoir, c’est de limiter nos interventions à nos seules missions et d’aborder l’intimité des familles avec pudeur et discrétion.
 
 

L’usager est une personne

« Chaque fois que l’on pense pouvoir prendre une décision à la place de l’autre, on se trompe ». Cette conviction si souvent partagée dans le travail social est encore plus vraie dans l’unité hospitalière où travaille Sylvie Babin qui reçoit les mères décidant de remettre leur enfant à la naissance, en vue d’adoption. Pourquoi des femmes font-elles le choix de se séparer de leur enfant, à une époque où moyens de contraception et interruption volontaire de grossesse sont banalisés ? Se poser la question, c’est d’abord chercher à entendre ce que ces femmes vivent. Contrairement à ce qu’on pense, les causes sont rarement sociales, liées à l’inceste ou au viol. Il est facile de passer de l’image du geste d’amour à celle du geste de haine. Ces femmes ne sont pas dans le rejet, mais dans l’inquiétude. Leur acte est avant tout un réflexe de survie psychique : elles ne savent pas toujours pourquoi elles le font mais cela s’impose à elle. Les accueillantes (sage-femme, psychologue, assistante sociale) adaptent leur rythme à celui de celle qu’elles reçoivent : elles parlent de ventre tant que les mères parlent de ventre. Elles respectent leur désir de ne pas être dépossédée du moment de l’accouchement : la même qualité de prise en charge est assurée. « Je ne sais ce qui est bien pour elle. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut les accompagner dans leur décision » affirme Sylvie Babin. Permettre à l’usager d’avoir le courage à être c’est aussi l’objectif visé par l’association « témoin et solidaire », pour qui la parole des personnes aidées a la même valeur que celle de la personne aidante. Leur conviction est forte : jamais l’histoire singulière ne doit disparaître derrière un statut. L’usager étant placé au centre : c’est bien sur  ses capacités à (et non sur ses déficits) que l’intervention doit avoir lieu.
Les travailleurs sociaux auraient-ils finalement comme seul choix la défense corporatiste de leur profession ou l’auto-flagellation ? Il s’agit peut-être en final de reconnaître les compétences des usagers y compris dans leurs renoncements et leurs incapacités, comme il s’agit d’accepter que les professionnels soient eux aussi « suffisamment bons » (pour reprendre ce que disait Winicott à propos des mères) avec leurs limites et leurs échecs.
 

Jacques Trémintin – Juin 2002

 
(1) « Penser et agir la place de l’usager en travail social » journée d’étude de l’ANAS, Nantes, 26 avril 2002