Comptes-rendus
Assises - Lien Social
Itinéraire d’un congressiste gâté
Que peut-on attendre d’un collaborateur de Lien Social sinon qu’il rende compte d’une façon bienveillante des Assises organisées par son journal ? On a les attachements sentimentaux qu’on peut. Cela n’empêche nullement la lucidité.
Tout a commencé par un cadre guère propice. Le style hall de gare du Parc des Expositions de Toulouse se prête bien plus au commerce des bestiaux qu’aux échanges sur l’avenir du travail social. Le son des haut-parleurs n’a réussi à se stabiliser et à émerger de l’écho dominant qu’à partir du deuxième jour. C’est vrai que la colloquomania nous a habitués depuis de longues années à des palais des congrès sophistiqués, à des fauteuils confortables et à des murs capitonnés. Reste qu’accueillir 3.000 congressistes est un pari difficile bien plus compliqué qu’en recevoir 500. Au-delà de ces conditions rustiques, le foisonnement auquel on a assisté prouve qu’il a finalement été réussi.
Bouillonnement
Si foisonnement il y a eu, c’est tout d’abord celui de la diversité des participants. Toute la famille du social était réunie. Pas seulement des éducateurs comme c’était le cas lors des colloques précédents de Lien Social, mais aussi beaucoup d’assistantes sociales, de puéricultrices, de conseillères... sans oublier les profs, les chercheurs et les psys qui ont pu échanger de façon organisée dans les 24 forums proposés et de façon informelle au moment des pauses ou à la tribune libre offerte en plein milieu du hall à tous ceux et celles qui désiraient prendre la parole.
Foisonnement aussi en matière d’initiatives. Les participants ne sont pas restés passifs. Ils ont revendiqué un rôle d’acteurs à part entière. C’est ainsi qu’on a pu voir les uns proposer un forum « sauvage » en lieu et place de la séance pleinière consacrée à l’intervention des politiques. Cette initiative perdurera en fin d’après-midi et sur l’heure de midi pour aboutir à la rédaction d’un texte d’appel. D’autres se saisiront du mauvais sort que le ministère de l’Education Nationale s’apprête à faire à l’Auto-Ecole de Marie-Danielle Pierrelée pour lancer une pétition de soutien.
Foisonnement encore dans ces exposants venus des quatre coins du secteur social, trouvant pour certains l’opportunité de cohabiter quelques jours (comme ce stand des ASH placé à quelques encablures du Journal de l’Action Sociale pour une fois hors d’un palais de justice).
Mais le foisonnement le plus notable aura été surtout celui des idées et des concepts qui se sont allègrement entrechoqués durant les trois jours.
La crise existentielle du travail social
C’est Jacques Donzelot qui a ouvert le feu en proposant une grille de lecture des dysfonctionnements d’une intervention sociale confrontée aux formidables mutations de notre société en crise. Avant les années 70, explique-t-il, l’exclusion se manifestait en marge de la société. Les travailleurs sociaux agissaient alors avec pour objectif la normalisation de celles et ceux qui n’avaient pas trouvé leur place. Aujourd’hui, l’exclusion prend racine au cœur même du processus social. Ce n’est pas tant les acteurs qui se marginalisent que la société qui les rejette. Dès lors, l‘insertion relève plus d’une lutte contre la désocialisation que pour l’intégration.
Et Castel de renchérir sur le travailleur social qui se trouve confronté non seulement à ses échecs (quand le chômage frappe de plein fouet y compris les cadres, quelle solution trouver pour le sans-emploi déqualifié ?), mais aussi à ses réussites (combien d’usagers ayant réussi un parcours de formation ou de reconversion professionnelle et/ou de réinsertion sociale restent néanmoins en fin de course sur le carreau ?).
Le constat est donc clair: le problème ne se situe pas au niveau d’un déficit dans les possibilités d’intégration d’une population en difficulté donnée, mais bien dans les capacités de la société à l’accueillir. Toutes les techniques mises au point au cours des années par les travailleurs sociaux s’avèrent pour l’essentiel impuissantes pour régler une question de toute façon hors de leur portée.
Serait-ce alors du ressort des politiques ? Les acteurs de ce champ, invités en grand nombre à la tribune des Assises, ont quasiment tous désertés cette scène qui leur aurait permis de s’expliquer. Les Raoult et Emmanuelli (ministres du gouvernement actuel), mais aussi les Kouchner et Izard (ci-devant ancien ministre et président de gauche du Conseil Général de Haute-Garonne) ont eu mieux à faire. Il est vrai que leurs discours rodés par des années de joute oratoire se sont usé et sont devenus peu crédibles. Quant à leur action, erreurs et fourvoiements se sont accumulés à gauche comme à droite depuis 2O ans. Seule Marie-Noëlle Lieneman, maire d’Arthis Mons a réussi, sur les 4 personnalités politiques qui s’étaient déplacées, à faire quelque peu vibrer la salle. Mais, pourquoi est-ce toujours quand on est dans l’opposition qu’on exprime les propositions les plus radicales ?
Non-compétence du travailleur social face au changement politique et impuissance du politique face au changement social: le secteur para-social représente peut-être alors la solution ? Il est vrai, comme Adil Jazouli le soulignera, qu’on assiste dans certaines banlieues à l’émergence de jeunes majeurs qui revendiquent une intervention sociale en lieu et place des professionnels. L’exemple le plus récent en est ces « grands frères » qui proposent d’imposer, sous leur férule, la paix sociale. De nombreuses associations placent de leur côté, les bénévoles en situation d’accompagnement des populations en difficulté. Ce qui pourrait être vécu comme complémentaire par les travailleurs sociaux l’est plutôt dans une logique de compétition. Il est vrai que le ton est plutôt à la confusion: on demande à l’assistante sociale de trouver un emploi ou un logement, à l’éducateur de jouer au flic, pendant que le Juge des Enfants joue parfois à l’éducateur et le flic à l’assistante sociale ! Dans le même temps le gardien d’immeuble est propulsé « agent d’ambiance » et chargé de tâche de médiation pour lesquelles il n’est nullement formé. Si, une redéfinition de la place de chacun s’avère indispensable, la fin des rivalités devient un impératif tout aussi incontournable. Pour autant, cela ne suffira pas à régler les problèmes.
Du coup, certains n’hésitent pas à revendiquer haut et fort la politisation du travail social. Oh non pas dans un sens politicien, mais plutôt selon un axe citoyen. Ainsi, Monique Cronin en appelle à la réconciliation entre professionnalisme et engagement (d’autres parleront de militantisme). Pour sortir de l’alternative urgence/impuissance dans laquelle se débat le secteur social. Ce dernier, explique-t-elle doit contribuer à l’avènement d’une société nouvelle. Pour Jean-Pierre Chopart, si les professionnels ne se mobilisent pas, les forces libérales auront leur peau. Prenant comme exemple l’action de Tatcher et de ses successeurs qui ont mis à mal la fonction publique en Grande Bretagne, il tire la sonnette d’alarme. Et d’appeler lui aussi à de nouvelles organisations, non pas sur le registre passé du corporatisme mais dans le dialogue avec les usagers. L’alliance avec ces derniers constituerait le facteur essentiel d’autonomie face aux entrepreneurs sociaux (qu’ils soient à but non lucratif ou avec un objectif de profit -tant il est vrai que les capitalistes commencent à lorgner de plus en plus vers les profits qu’ils pourraient faire dans le domaine du social !).
Beaucoup de questions... peu de réponses
La bipolarisation croissante depuis 15 ans, la montée du travail précaire, l’augmentation régulière et inquiétante de la fraction de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté... sont à l’origine du malaise ambiant. La situation perdurant, malgré la succession des gouvernements et des plans, ce sont souvent les fantassins du social, placés en première ligne, qui focalisent violence et agressivité. Quand ils ne sont pas victimes d’agressions, ils servent de boucs-émissaire: les travailleurs sociaux ne répondraient pas aux demandes, ne seraient pas assez présents, resteraient trop neutres. Qu’il est loin le temps où on leur reprochait de vouloir normaliser. Aujourd’hui, leur seul tort est de ne pas réussir à le faire ! C’est qu’ils sont prisonniers d’une double injonction paradoxale: faire toujours plus avec toujours moins de moyens.
Cet état des lieux a constitué le fil rouge de ces Assises. Le constat emportant généralement le consensus, le diagnostic quant à lui est resté divergent. Il a tourné autour de deux options: pour les uns, nous assisterions à une mutation entre une société agonisante et une nouvelle organisation sociale aux valeurs bien différentes (notamment en matière de valeur travail). Pour d’autres, la dégradation du tissu social et l’aggravation de la fracture ont pour origine une économie de plus en plus dominée par l’argent au détriment de la production des biens et des services.
Il est apparu à toutes et à tous la nécessité impérieuse face à ces bouleversements, de reconstruire une cohérence au sein de l’intervention sociale. Mais ce qui rend difficile cette entreprise, c’est justement la grande autonomie dont bénéficient les professions d’aide. Ce qui constitue un avantage indiscutable (la marge de manoeuvre et la responsabilité des métiers de la relation) représente un handicap par rapport à une éventuelle coordination (même s’il est loin d’être insurmontable).
A l’issue de ces trois journées, les réponses restent encore à être élaborées. Les Assises n’auront permis que de les esquisser. Beaucoup sont repartis avec encore plus de questionnements qu’ils en avaient en arrivant. Tant mieux pour ce qui est de la perception d’une situation complexe que toute simplification abusive ne permet guère de mieux comprendre. Tant pis, pour ceux qui auront été déçus ou frustrés de ne pas en sortir avec des Solutions enfin trouvées. Ce n’était de toute façon pas là l’objet de la manoeuvre !
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°359 ■ 27/06/1996