Éducateurs Spécialises : bilan et perspectives

Les Rencontres des Educateurs Spécialisés qui se sont déroulées les 21 et 22 octobre 1997 au Mans ne pouvaient pas mieux tomber qu’au lendemain du projet gouvernemental concernant les emplois-jeunes. Quand fin 1996, les 4 CREAI Basse-Normandie- Bretagne- Centre- et Pays de Loire ont conçu de réunir la profession autour de journées de réflexion, leur motivation de base était bien de faire le point sur un métier que vient concurrencer toute une quirielle de qualifications plus ou moins nouvelles. Cela va des employeurs qui recrutent massivement des AMP (en croissance ces dernières années de + 11 % pour seulement 2,2 % pour les E.S.) … parce qu’ils les paient moins cher,  jusqu’aux postes liés à l’emploi ou à la ville (chef de projet, agent d’insertion …) en passant par ces nouveaux emplois proposés par le ministère des affaires sociales en août 1997 qui mordent largement sur le secteur traditionnel des fonctions du  social (“ médiateur pénal ou familial ”, “ accompagnateur individualisé de réinsertion des détenus ”, “ accueil des familles de détenus ” …). De quoi rendre en somme tout à fait d’actualité le questionnement de la place de l’éducateur spécialisé dans cette nouvelle galaxie qui s’est progressivement mis en place (et continue à le faire ) depuis une vingtaine d’années.

 

Un métier = une identité ?

L’éducateur spécialisé intervient dans de nombreux domaines. Certains orateurs du colloque du Mans –comme Jean-Noël Choppart- ont défendu la thèse d’un éparpillement des compétences qui rendrait impossible la constitution d’un corps professionnel. Quoi de commun en effet pour l’observateur extérieur entre un éducateur de rue et celui qui travaille auprès de personnes polyhandicapées ? N’y a-t-il pas plus de proximité entre un éduc. de milieu ouvert et sa collègue assistante sociale exerçant dans le même service et la même fonction qu’entre ce travailleur social et son pair titulaire du même diplôme d’Etat qui intervient auprès d’adultes handicapés mentaux ? Ce questionnement est essentiel. En premier, il n’est pas anodin qu’il soit posé par un sociologue complètement étranger au cœur de la pratique professionnelle et donc assez représentatif des “spécialistes” chargés traditionnellement de “penser” le métier de l’extérieur. Ensuite, il met bien le doigt sur un problème essentiel qui est effectivement la difficulté de formaliser un savoir-faire et un savoir-être dans un corpus théorique spécifique. Alain Vilbrod –autre sociologue et ancien formateur à l’ITES de Brest-  résumera fort bien la chose en expliquant que le métier d’éducateur spécialisé est avant tout un art de faire bien plus qu’une mise en pratique de techniques. Une étude réalisée dans le Finistère auprès de 600 professionnels en poste (seuls 150 ont répondu) a permis de déterminer les 3 auteurs de référence les plus cités : Michel Lemay (17 %), Françoise Dolto (11 %) et Bruno Bettelheim (8 %). Il est notable que depuis 50 ans qu’a commencé à se constituer la profession, aucun écrit d’un professionnel de terrain n’ait percé et se soit imposé chez ses pairs et qu’il faille se référer aux champs connexes de la psychologie, de la sociologie ou du droit pour trouver des sources d’inspiration. Alain Kervern, formateur à l’ITES de Brest apportera un début d’explication intéressant en affirmant que créer un référentiel commun est aussi illusoire que de vouloir terminer le chiffreP. De la même façon que l’on sait que ses décimales (3,14116 …) sont infinies, on entre dans l’infinitude à vouloir définir l’acte éducatif. Pour autant, il n’est pas absurde de vouloir approcher les invariants de la profession. André Weiss s’y est essayé et, tout en restant prudent sur la modélisation, a longuement développé les concepts d’autonomie et d’insertion dans ce qu’ils pouvaient servir de joints et d’organisateurs sociaux et psychiques. N’en déplaise à Jean-Noël Choppart, l’approche de l’éducateur spécialisé est spécifique et ce quel que soit son domaine d’intervention. Cela relève de l’accompagnement du quotidien qui permet malgré tout d’aller au-delà,  de la demande à qui l’on donne du sens, d’une parole enfouie que l’on va tenter de faire émerger, d’une implication qui est ni dans le trop proche ni dans le trop éloigné et encore peut-être dans la production d’hommes et de femmes en tant qu’êtres sociaux. Cette dimension se trouve d’ailleurs au cœur de l’apprentissage professionnel. La table ronde qui a réuni les représentants des fédérations des écoles et de la formation continue a rappelé l’importance qu’il y avait à préparer des jeunes diplômés généralistes et polyvalents en capacité de passer d’un IME à une équipe de prévention et non pas des prestataires formés pour répondre à tel ou tel dispositif particulier de tel type de handicap ou d’inadaptation.

 

Un métier au tournant du troisième millénaire

Aux lendemains de la seconde guerre mondiale et au cœur des 30 glorieuses, la question sociale s’est centrée sur les laissés pour compte de la croissance. Les dispositifs qui se sont mis en place progressivement sont venus répondre aux besoins : Polyvalence de secteur maillant le territoire pour offrir une aide quel que soit le lieu de résidence, Education Surveillée (devenue depuis Protection Judiciaire de la Jeunesse) et secteur associatif habilité justice pour répondre à l’enfance délinquante et celle en danger, Aide Sociale à l’Enfance plus dans une logique de prévention et avec la loi d’orientation de 1975, les établissements destinés aux enfants et adultes handicapés. Aujourd’hui encore ce dispositif concerne respectivement 112.000 enfants pris en charge par l’A.S.E., 140.000 par la P.J.J., 133.000  par le secteur handicapés-jeunes, et 135.000 personnes par le secteur handicapés-adultes. Mais, au cours des années 70-80, on assiste à la montée massive de l’exclusion. Sur les 7,5 millions de 13-21ans, 4,7 millions sont considérés comme insérés, 1,75 million sont seulement en cours d’insertion, 690.000 en risque d’exclusion et 360.00 sont perçus “ en révolte ”  A ces chiffres, il faut rajouter le nombre d’allocataires-adultes aux minima sociaux qui a doublé depuis 1970 atteignant 6 millions de personnes et le nombre de personnes soumises à la précarité qui s’élève selon l’INSEE à 5.714.000. Toute une série d’institutions a été mise en place pour faire face à cette vague : Missions Locales, P.A.I.O., Centre d’Information Jeunesse, Entreprises d’Insertion, … De cette mouvance,  les éducateurs spécialisés (comme  les assistants sociaux d’ailleurs) ont été pour l’essentiel absents.

Mais la profession se trouve aussi confrontée à une autre mutation : c’est bien ce pacte néo-libéral qui entend transformer l’usager en consommateur et répondre aux rétractations des bugets publics et à la hausse du chômage par des méthodes managariales. Jean-Noël Choppart et François Aballéa ont longuement illustré cette évolution qui  se produit en écho des grandes tendances du reste du salariat. On serait en train de passer d’une logique de la certification et de la qualification à celle de la compétence. On ne demanderait plus un savoir-faire attesté par un diplôme mais des qualités personnelles vérifiées sur le terrain. Ainsi, en va-t-il par exemple des “ grands frères ” recrutés  sur la base d’une demande d’intervention donnée et d’une commande précise. Cette transformation provoque un conflit de légitimité entre l’éthique du professionnel et l’orientation institutionnelle. Cet affrontement se conclue alors soit par la soumission de l’intervenant, soit par son enfermement dans sa logique (le plus souvent intenable), soit par une lutte ouverte comme cela a été le cas récemment au Service National d’Accueil Téléphonique pour l’Enfance Maltraitée. On y trouve là une représentation symbolique de la problématique : d’un côté une direction confrontée à une saturation (300 appels traités sur 3.000 chaque jour) qui rend quasiment impossible de rendre le service demandé et qui propose en plus des 20 embauches supplémentaires une limitation à 7 minutes par appel (avec menace de sanction en cas de dépassement). De l’autre, des professionnels refusant une évaluation qui relève pour eux d’un chronométrage taylorien de leur activité et dénonçant un contingentement qui prétend vouloir réduire la souffrance humaine à des chiffres statistiques.

 

Le paysage de l’éducation spéciale ne sera à l’évidence jamais plus celui qu’il a été dans le passé. Il faudra à la profession suffisamment de lucidité pour sortir de son champ d’intervention traditionnel afin de reconquérir les territoires où son savoir-faire et sa qualification méritent amplement d’être utilisés. Ce sera la preuve de son dynamisme tant il est vrai que c’est à la capacité pour une profession d’élargir ses attributions qu’on peut la mesurer. Pour autant, faut-il lui en donner les moyens. S’il y a quelques réticences individuelles, il y a aussi -loin s’en faut- de larges contraintes institutionnelles qui prétendent vouloir limiter les prérogatives de ses personnels.

Ces deux journées d’octobre 1997 ouvrent la voie à de nouvelles rencontres annuelles qui devraient permettre d'approfondir les questions amorcées cette année. Rendez-vous donc en octobre 1998.

 

 

Jacques Trémintin - Novembre 1997

 

Présentation du métier par l’un des siens

Quand les éducateurs spécialisés parlent des écrivains qui les ont inspirés, ils citent rarement leurs pairs qui ont pris le risque d’utiliser leur plume. Pourtant, ils existent et produisent des documents essentiels. A preuve, ce livre édité par Joseph Rouzel avant l’été 1997 chez Dunod (1) “ Le travail d’éducateur spécialisé ”. Educateur pendant 20 ans et actuellement formateur, l’auteur, y développe avec rigueur et limpidité un certain nombre de constantes de la profession. L’objectif de l’éducateur, explique-t-il, n’est pas de faire taire chez la personne qu’il aide le symptôme mais bien de l’accompagner dans la découverte de ce qui en elle cherche à se dire. Il se situe à l’interface entre le collectif et l’individuel. Il n’est ni réformiste, ni révolutionnaire mais subversif en ce qu’il rappelle en permanence qu’une société ne vit que si chaque citoyen qui la compose est pris en compte dans son intégrité et sa singularité. Son rôle de médiation est donc essentiel. L’action éducative s’appuie en permanence sur la triangulation qui permet à la personne prise en charge de venir “ buter sur le cadre, sur les limites, sur les interdits et ainsi questionner son rapport aux autres à travers la rencontre avec un éducateur ” (p.75)  C’est ainsi la notion de transfert, empruntée à la psychanalyse qui est utilisée ici pour la clinique éducative. La personne accompagnée projette sur l’intervenant des sentiments faits de haine et d’attachement. Le professionnel quant à lui met en jeu dans son travail sa personnalité, ses goûts, ses opinions et ses passions. C’est à travers cette relation qui se tisse de part et d’autre que l’usager va s’émanciper, affirmer son autonomie et devenir sujet de sa propre histoire. L’incomplétude et les failles de l’éducateur vont l’y  aider. Pour y arriver, le professionnel doit établir la bonne distance (ni trop loin, ni trop près) à travers un incessant travail de remise en cause de la place qu’il occupe pour l’autre. La régulation de ce transfert se fait au travers d’une supervision qu’elle soit individuelle ou de groupe au sein de l’institution (par l’encadrant  ou l’équipe) ou à l’extérieur. Elle apparaît en tout cas essentielle pour éviter à l’intervenant de tomber dans la toute-puissance. Autre axe développé par Joseph Rouzel, celui du projet éducatif qui permet de rechercher une réponse globale. L’auteur développe sa méthodologie et ses modalités. Les dernières pages sont consacrées à la déontologie de la profession et aux vocables qui stigmatisent plus qu’ils ne désignent les personnes accompagnées en les massifiant et les étiquetant selon leur âge, leur statut ou leur handicap.

Un livre à recommander aux professionnels accomplis (ça ne fait jamais de mal de réfléchir sur sa fonction, même quand on a 20 ans de métier), aux débutants mais aussi bien sûr aux apprentis-éducateurs. Toutes et tous y trouveront matière à s’interroger et à se remettre en question.

 

(1)   “ Le travail d’éducateur spécialisé ” Joseph Rouzel, Dunod, 1997, 153p.