«Bien-traitance» : mode d’emploi

En ce froid 15 décembre 1997(1), une centaine de personnes avait trouvé refuge en plein milieu du bois de Boulogne, au siège du Centre International de l’Enfance et de la Famille dans le cadre d’un séminaire consacré à l’une des formes de maltraitance qui reste encore trop confidentielle : celle qu’exerce la société au travers des services et établissements qu’elle a justement chargés de veiller et de pourvoir au mieux-être de ses membres.

Cinquante ans après

Le précurseur de la dénonciation des maltraitances institutionnelles est sans conteste René Spitz, ce psychologue qui conçut en 1945 le concept d’hospitalisme. Les composantes de ce syndrome font état des séparations précoces entre la mère et son enfant qui rajoutées à des conditions d’accueil inappropriées aboutissent à une grave crise dépressive chez le petit d’homme. La carence observée alors est consécutive à toute une série d’actes et de comportements de la part des intervenants. Cela va de la multiplication des ruptures au bébé soigné comme un objet désincarné, en passant par son changement de lit, de chambre ou de service au gré des seuls besoins du service, sans oublier les manipulations par une multitude de personnels différents qui se succèdent. Plus de 50 ans ont passé. Une authentique prise de conscience s’est produite. C’est tout d’abord en matière de placement que l’évolution a été la plus manifeste. La politique d’aide financière aux familles, les prise-en-charge en milieu ouvert, les consultations médicales en externe, les hôpitaux de jour ont permis d’éviter la plupart des séparations de court et moyen terme. Seuls ont subsisté les placements dans les cas les plus lourds. Simultanément, les conditions d’accueil se sont notablement améliorées. Ce qui est favorisé c’est bien la phase de préparation, le maintien des liens avec la famille naturelle,  la limitation des changements intempestifs qui font l’objet d’un aménagement dans le temps quand ils s’avèrent indispensables, enfin la permanence des soignants et des référents. L’orateur qui tire ce bilan somme toute élogieux n’est autre que Myriam David qui s’est battu tout au long de sa carrière pour faire advenir cette évolution.

 

L’enfer au quotidien

Si l’on veut mesurer les progrès réalisés, il n’y a pas beaucoup de kilomètres à parcourir pour constater les effets des vieilles méthodes encore en vigueur dans certaines contrées. Françoise Weil-Halpern a décrit l’horreur des orphelinats roumains. Jusqu’à la chute de Ceaucescu en 1989, des milliers de bébés furent entassés, année après année, dans de véritables mouroirs appelés “ leagans ”. Salles communes pourvues de batteries de berceaux recevant par centaines des nourrissons livrés à eux-mêmes, sans grands soins ni aucune stimulation, c’est un peu comme si un expérimentateur démoniaque avait voulu tester grandeur nature les thèses de Spitz. L’action humanitaire intervenue à partir de 1990 a permis un début de réorientation radicalement différent. Puis, coup d’arrêt en 1993 avec une régression vers les anciennes méthodes. Il a fallu attendre les élections de 1997 pour  qu’un nouvel espoir naisse avec la volonté politique ouvertement proclamée par le nouveau ministre en charge du dossier de tarir le flot d’entrées des leagans. La résistance au changement est toutefois à chercher du côté des 650 institutions réparties à travers tout le pays et qui emploient 80.000 personnes dans une contrée ravagée par le chômage.

 

Du système sanitaire qui s’interroge …

Les mauvaises langues pourraient imaginer que l’évocation d’exemples se passant à l’étranger est un bon alibi pour ne pas balayer devant notre porte. Qu’elles se détrompent !  Malgré les avancées notables enregistrées dans notre pays, il reste encore beaucoup de progrès à faire. Et ce sont d’éminents représentants du corps médical qui l’affirment. Ainsi Annie Gauvain-Picquart (cf critique de son ouvrage dans Lien Social n°349) de rappeler comment moins de 10 % des enfants soumis à des soins bénéficient d’un traitement contre la douleur. Imaginez qu’à notre époque la pratique de l’encéphalogramme par insertion des électrodes directement dans le cuir chevelu du nourrisson n’a pas encore disparu ! La douleur est en fait banalisée et ne fait l’objet d’aucune mobilisation des soignants qui au contraire conseillent la résignation. L’exemple donné par Michèle Vial, pédiatre de la maternité néonatale de Clamart et responsable de l’expérience dite de l’unité “ kangourou ” montre toutefois que la mobilisation reste possible. L’équipe professionnelle y a constitué un groupe de travail chargé de réfléchir au confort apporté au nouveau-né. Le résultat est éclairant. A son corps défendant la pratique quotidienne prête le flanc à des agressions physiques rendues insupportables par la prise de conscience de leur réalité. Il y a  d’abord les gestes douloureux qu’on ne cherche ni à atténuer ni à expliquer. Il y a aussi ces examens complémentaires souvent pénibles qui ne sont là le plus souvent que pour répondre à l’angoisse du praticien ou à combler l’inexpérience du jeune étudiant en médecine. Il y a encore ces soins de puériculture qui pour être souvent respectueux du bébé considéré comme une personne à part entière n’en sont pas moins parfois l’occasion de négligence face à un poupon tourné et retourné comme un vulgaire paquet. A ces agressions dites actives, se rajoutent celles plus passives tels le non-respect du rythme de l’enfant (réveillé à n’importe quel moment), l’environnement qui lui est imposé (lumière brutale, bruit au moment de son sommeil, visites intempestives qui troublent son repos) ou encore les situations de souffrance non prises en compte (comme le simple fait de placer le nourrisson sur un matelas d’eau pour le soulager s’il a un hématome).

 

… à un système socio-éducatif à la traîne.

Cet examen de conscience est tout à fait exemplaire. On ne peut que prendre exemple sur ces professionnels de santé qui font preuve d’une revigorante remise en question. Et nous, dans le secteur socio-éducatif ? On ne peut pas dire que nous ayons brillé ces dernières années par le retour sur nos pratiques. Il ne s’agit ni de nous flageller à la manière chrétienne, ni de donner dans une quelconque auto-critique d’inspiration totalitaire, mais plutôt de procéder à notre propre état des lieux. Deux chercheurs nous proposent dès à présent leur éclairage.

Paul Durning, connu pour ses nombreuses incursions passées dans le secteur de l’éducation spécialisée présente une modélisation de la violence institutionnelle qui mérite qu’on s’y attarde. Il situe la maltraitance subie par les usagers à trois niveaux.

Le premier stade concerne la souffrance psychique inhérente à tout placement du fait-même de l’éloignement du milieu naturel. Face aux difficultés d’adaptation, l’institution se comporte le plus souvent en personnalisant l’accueil, en favorisant le maintien des liens avec la famille et en réinterrogeant éventuellement la pertinence du placement.

Le second stade correspond aux carences et violences chroniques. Cela se manifeste sous la forme de délaissement, de négligence, du non-respect de l’intimité, de punitions corporelles ou humiliantes. De telles pratiques se retrouvent dans le contexte de dysfonctionnements institutionnels endémiques. Les facteurs aggravant peuvent être la routinisation des actes , la mobilisation des adultes sur leurs propres problèmes les rendant peu disponibles à ceux des personnes prises en charge, la globalisation de l’action socio-éducative. Les réponses pour sortir de cette situation font une large place à la réappropriation collective du projet, au suivi individualisé des usagers, à la supervision des intervenants et à la régularisation des tensions de groupe.

Le dernier stade s’adresse aux situations critiques  intégrant les sévices, abus sexuels, actes de cruauté mentale. L’émergence de cette ultime violence est rendue possible par trois conditions au moins : l’impuissance (absence de modèles théoriques et praxéologiques), la peur (pulsions de persécution à l’égard des parents, d’une partie des usagers, de l’institution ou encore des autorités de tutelle) et l’enfermement de l’établissement sur lui-même aboutissant à rendre les processus internes exorbitants. Dès lors, on se situe dans une crise institutionnelle proche de l’implosion. Seule réponse possible : une mise à plat complète des représentations de chacun quant à l’action engagée, du vécu des relations d’autorité et des différenciations (entre différents statuts, fonctions, métiers etc. …)

Marceline Gabel de son côté a longement abordé la maltraitance indirecte provoquée par l’ensemble du système de protection de l’enfance. La famille -dira-t-elle- confrontée à 15 ou 17 professionnels intervenant simultanément ou successivement en tant que spécialistes du corps, de l’âme ou de l’ordre social voit se perpétuer ses propres dysfonctionnements au travers du morcellement et de la parcellisation de la prise en charge dont elle est l’objet. La crise intra-familiale se transforme en crise entre la famille et les institutions pour terminer en crise entre institutions ! Car le problème est bien dans cette rivalité des savoirs et des pouvoirs d’institutions s’engageant dans des actions différentes quand elles ne sont pas contradictoires. Chacun prétend avoir raison et n’a de cesse que de mettre en scène son propre dispositif en fonction de l’éclairage à partir duquel il voit la situation. Voulant privilégier son point-de-vue, chacun de son côté reste persuadé d’être le mieux placé pour savoir quoi faire, ou accuse l’autre de ne pas bien faire. Intervient alors une compétition à coup de préséance ou de prérogatives. Rendre l’enfant acteur de son histoire, c’est lui garantir son intégrité physique et psychique. Mais c’est aussi tenter de lui apporter la continuité, la permanence, la stabilité et la cohérence dans la réponse sociale, éducative, judiciaire et thérapeutique que le monde adulte va lui donner. Marceline Gabel  emploie à cet égard une très belle image : plutôt que la patate chaude que chacun essaie de se passer, il faudrait que l’articulation se fasse selon le procédé du fondu-enchaîné. Mais le réel partenariat implique que l’on sorte de la paranoïa endémique qui nous fait accuser ou soupçonner l’autre.

 

Le chemin qui nous sépare d’une authentique “ bien-traitance ” institutionnelle est semé d’embuches. Mais, nous y sommes engagés hardiment : en avant, donc !

 

Jacques Trémintin – Décembre 1997

 

 

(1)     Venant logiquement après les colloques intitulés “ maltraitance : maintien du lien ? ”  “ maltraitance : répétition, évaluation ” et “ maltraitance psychologique ”, le Département de psychopathologie clinique de l’UFR de Bobigny avait prévu la tenue d’une nouvelle journée le 28 février 1997 consacrée aux “ maltraitances institutionnelles ”. D’obscures raisons ont provoqué l’annulation de cette conférence. C’est le C.I.E.F. qui décida de reprendre le flambeau. Cette journée volontairement peu médiatisée, devait servir de banc d’essai et de lieu d’élaboration et de recommandation à la publication d’un ouvrage aux éditions Fleurus, à l’organisation d’un colloque de plus grande envergure et à la mise-au-point de modules de formation tant initiaux que continus qui seront proposés aux professionnels concernés.

 

 

Le C.I.E.F.
Le Centre International de l’Enfance et de la Famille est né en janvier 1997 de la fusion –décidée par Alain Juppé- du Centre International de l’Enfance et de l’Institut de l’Enfance et de la Famille. Cet organisme agit à l’échelon national et international en matière d’expertise et de référence sur les questions touchant à l’enfant et à la famille dans leurs dimensions sanitaires et sociales. Il se propose de servir d’interface entre les chercheurs, les décideurs, les professionnels, les associations et les institutions. Ses domaines d’intervention comprennent quatre domaines : la santé de l’enfant et de la famille, la protection des enfants en situations de risque et de vulnérabilité, les droits de l’enfant, enfin la famille et la société. Ses moyens d’action comprennent la réalisation d’études et de publications, l’organisation de formations, de rencontres et de débats, la structuration d’un centre de documentation et la participation à des réseaux documentaires.