Paroles d’enfants 2003 - Au secours

Au secours, on veut m’aider !

Comment réussir à aider un public qui ne s’empare par de la main qu’on lui offre, qui ne saisit par la perche qu’on lui tend, qui tourne le dos à celle ou celui qui lui propose son soutien ? C’est ce qui arrive parfois des professionnels qui ont fait de l’accompagnement des autres, leur métier,  face à certains adolescents, parmi ceux, les plus en difficulté. Un fantastique défi à relever.

Les adolescents ont parfois, de drôles de façons de s’exprimer, quand ils sont en souffrance. Si certains d’entre eux adoptent des comportements auto-agressifs (boulimie, anorexie, tentatives de suicide...), d’autres optent pour des passages à l’acte délictueux. Ces dernières années, notre société a choisi un certain nombre de réponses répressives qui ont eu pour effets de stigmatiser une partie de la jeunesse et de l’enfermer dans le déni et dans la fuite en avant. Mais, une attitude exclusivement compréhensive n’est pas forcément beaucoup plus aidante, quand elle fait l’économie du nécessaire travail psychique sur la responsabilité de ses actes. Ce qui n’arrange pas forcément les choses, c’est le comportement de ces adolescents qui se montrent parfois méfiants, sinon hostiles à l’aide qui leur est proposée. Cette équation complexe et passionnante constituait la question centrale des journées d’études proposées les 4 et 5 décembre 2003 par l’association « Paroles d’enfant ». (1)

 

De l’adolescence ordinaire...

Claude Seron, psychologue ouvrira le colloque en expliquant que ces journées n’auraient pu se tenir il y a un siècle, pour l’excellente raison que l’adolescence n’existait alors pas : on passait directement de la puberté à l’âge adulte. L’apparition de cette nouvelle période de vie constitue, avant tout, un progrès civilisateur, rappellera-t-il : « les enfants ne sont plus envoyés travailler dans les manufactures dès qu’ils en ont la force physique, du moins dans nos pays. Les filles ne sont plus condamnées à la maternité dès qu’elles sont fertiles. On se préoccupe davantage aujourd’hui du développement intellectuel, psychologique et émotionnel des jeunes ». Trop souvent, pourtant, le regard que nous portons sur l’adolescence est biaisé par notre pratique professionnelle, celle qui nous met en contact avec ceux des jeunes qui ont les parcours les plus douloureux. Cela nous empêche parfois de reconnaître l’extraordinaire opportunité de rencontres, d’aventures, de découvertes et d’apprentissage que constitue pour l’homme en devenir cette période où tous les rêves sont permis. La crise d’identité qui apparaît dans ce moment si particulier de la vie est à relier au sentiment d’être toujours le même, alors qu’on est en train de devenir un autre. La crise de l’appartenance est à relier aux mécanismes de différenciation alors à l’œuvre : l’enfant revendique le droit de s’individuer et de choisir ses groupes d’identification, sans ne plus avoir à être soumis au seul groupe familial. Le déni bien souvent ressenti face aux dangers encourus est à relier aux sentiments de cette puissance nouvelle que l’individu sent monter en lui. Michel Fize terminera le colloque, là où Claude Seron l’avait commencé. Le sociologue de la jeunesse, familier des colonnes de Lien Social ne pouvait que reprendre l’argumentation qu’il affine, livre après livre : il y a un vrai problème chez les adultes qui entretiennent la confusion entre l’adolescence ordinaire et l’adolescence pathologique, expliquera-t-il. Les jeunes ont plus d’assurance qu’on ne croit et plus de confiance en eux qu’on ne le pense. L’opposition aux parents est perçue d’autant plus systématiquement, que ces derniers refusent d’accepter l’évolution de leur enfant qui commence à affirmer ses propres convictions et ses propres goûts. L’adolescence n’est donc pas ce continent noir qu’on prétend : il est ce temps «  merveilleux où on n’a plus la tête remplie des mots des autres. »  Elle n’est pas non plus cet âge ingrat, terme qui désignait plutôt dans les années 1950 la période de vie... où la femme entre en ménopause. Michel Fize le dit et le répète : il n’y a pas de crise d'adolescence qu’on puisse généraliser à toute une génération, mais plutôt une crise sociale venue aggraver l’authentique montée d’angoisse qui s’empare de parents à un moment où ils vivent leur propre crise du milieu de vie, l’une et l’autre agissant par ricochet sur l’adolescence. Cette protestation contre la stigmatisation de toute une classe d’âge, Jean-Yves Hayez, pédopsychiatre à Louvain, l’a relayée, en dénonçant la présentation qu’en fait, trop souvent, le monde adulte. Et d’évoquer l’inquiétude récurrente, à toutes les époques, des générations matures face à la cohorte joyeuse de jeunes transformés en horde de diables menaçants. C’est vrai que cela a toujours été facile d’en faire des boucs émissaires : « comme, à notre époque, on ne peut plus être ni raciste, ni anti-homos, il ne nous reste plus sous la main que les jeunes de banlieue et les pédophiles » rajoutera l’orateur, avec un humour grinçant. Patrice Huerre, psychiatre, ira dans le même sens, en  soulignant le paradoxe d’une société qui affiche sa  peur pour sa jeunesse, tout en s’inscrivant dans un fonctionnement typiquement adolescent : priorité de l’avoir sur l’être (croissance sans limites de la société de consommation), recherche de réponses immédiates (tout, tout de suite, au besoin grâce à des crédits ruineux), monde réinventé et conviction que ce qui se passe aujourd’hui n’a jamais existé (comme la prétendue « nouvelle » violence des jeunes).

 

... à l’adolescence en souffrance

Est-ce à dire que la souffrance serait absente des jeunes générations et que l’inquiétude des adultes serait avant tout fantasmatique ? Le ton « défense et illustration de la jeunesse » dans lequel a brillé un certain nombre d’orateurs, n’a pas voulu s’inscrire dans une sorte de déni. Cette démonstration cherchait surtout à redresser une perception trop souvent négative. Bien sûr, cette période de la vie comporte ses moments difficiles. Boris Cyrulnik, le célèbre et très médiatique psychiatre et éthologue de Toulon, dont aucun colloque digne de ce nom ne semble pouvoir, ces temps-ci, se passer, mettra en garde contre les dangers du trop d’amour. Penser que plus on en donne à un enfant, mieux il se portera, mène à des dérives aussi dangereuse que de n’en pas donner assez. Car, si la carence affective provoque un développement autocentré menaçant pour la capacité ultérieure à s’ouvrir à l’autre, la prison affective ne permet pas plus d’aller à la rencontre de l’altérité. La captation de l’enfant dans une relation où le parent comble son moindre besoin et, en répondant au manque, ne laisse plus aucune place au désir, est éminemment dangereuse. Boris Cyrulnik reviendra sur le concept phare auquel il a consacré la trilogie de ses trois derniers ouvrages. Affinant toujours plus le concept de résilience, il le distinguera des mécanismes de défense négatifs qui prennent souvent la forme du déni, de la projection, de l’effondrement, de la bouffée délirante. Mais cela peut aussi donner cet adultisme qui transforme les enfants qui sont des êtres d’apprentissage en êtres de devoir et qui les amène à tout sacrifier pour leurs parents malades ou déficients. Il apparaît donc essentiel de ne pas d confondre des symptômes adaptatifs qui s’inscrivent dans le synchronisme en ne faisant que poursuivre sous d’autres formes le traumatisme vécu, avec un authentique processus de détachement du passé qui fonctionne dans une logique diachronique. Le recentrage a alors lieu grâce à des tuteurs de résilience comme la rêverie, la créativité ou la préservation d’un monde intime. Ce qui complique beaucoup cette distinction comme bien d’autres, expliquera Patrice Huerre, c’est le décalage entre les capacités verbales de l’adolescent et tout ce qu’il ressent au fond de lui. S’il apparaît frileux, c’est parce qu’il a peur de s’exposer. S’il est réservé, c’est qu’il craint d’avoir à livrer son intimité, complètera Xavier Pommereau, psychiatre à Toulouse. Il vit le monde des adultes avec méfiance, percevant les mots leur terrain privilégié. L’adolescent qui va mal, va plutôt agir son corps et favoriser le passage à l’acte comme autant d’échappatoires pour libérer les pulsions irrépressibles qui l’agitent. Pour Patrice Huerre,  s’il est indispensable de lui offrir des étayages stables et contenants et de proposer une grande diversité de modèles identificatoires (laissant au jeune le soin d’y faire son marché), il s’inquiétera de la faible valeur d’exemple que peut donner le monde des adultes, dans ses propres façons de résoudre ses problèmes. Il insistera sur la nécessité, au-delà des références générales, de toujours individualiser la relation d’aide et surtout de laisser un espace libre, une marge de manœuvre, une place au hasard dans une intervention qui doit se faire toujours créative. Xavier Pommereau en appellera à mettre un terme définitif avec la stratégie de la neutralité bienveillante du thérapeute : cette attitude ne fait que renforcer l’inquiétude d’un jeune qui a encore plus l’impression qu’on lui demande de s’exhiber. Tout au contraire, explique-t-il, pour réussir une rencontre authentique, il faut s’engager comme interlocuteur à part entière. La démarche qui mène chez le psy doit être balisée en évitant les dérives trop fréquentes qui privilégient soit la surestimation (« je vous, confie ma fille : il faut qu’elle crache le morceau » a un jour affirmé une mère qui était plutôt dans l’attente d’un miracle) soit dans la sous-estimation (quand l’entourage ne croit pas du tout à la pertinence d’une consultation, l’adolescent le ressent très vite).

 

Quelle attitude adopter ?

Lorsqu’on constate toute l’énergie dépensée par certains jeunes engagés dans des entreprises destructrices, on se met à rêver d’une approche qui permettrait d’inverser le sens de l’agir. Et s’il n’est pas toujours facile de se confronter en tant que professionnel à ces adolescents qui excellent dans l’art à la fois de mettre en échec nos offres d’aide et de mettre le doigt sur nos propres failles, ces jeunes qui ne formulent pas de demande, sont des jeunes qui, pourtant, cherchent rétablir un lien de confiance avec l’adulte. Pour Jean-Yves Hayez, ils méritent notre sollicitude. S’il faut tout mettre en œuvre pour réduire les sources des dysfonctionnements qui les écorchent et rendre leur vie sociale la plus attractive et la plus utile possible, il faut aussi tout mettre en œuvre pour maintenir ou (r)établir le dialogue avec eux. Pourtant, par lassitude ou découragement, il arrive qu’on adopte envers eux deux types d’attitudes contre-productives. Soit, on les diabolise (parce qu’on les considère comme incapables d’accepter une aide), soit, on incrimine, on disqualifie ou on met en accusation des partenaires (les parents en premier, mais aussi les collègues ou les institutions considérés comme responsables des dérives). Yves Stevens, psychologue de l’association « Paroles d’enfant », préconisera un certain nombre de comportements susceptibles d’éviter cet épuisement que l’on rencontre si souvent. Au premier rang de ces propositions, la reconnaissance de la compétence du jeune à élaborer les solutions qui lui permettront de s’en sortir. Cela implique pour le professionnel de passer d’une position haute (« je suis celui qui va te sauver ») à une position basse (« j’ai besoin que tu mettes en œuvre tes capacités pour qu’on avance ensemble »). Seconde attitude : identifier au préalable la situation d’injustice qui est à l’origine ses comportements destructeurs (qu’ils soient auto- ou hétéro agressifs). Ce n’est qu’en reconnaissant d’abord ce qu’a subi le jeune, que l’on pourra ensuite être légitime dans la critique de ce que lui, a commis. Enfin, diverses qualités apparaissent comme autant de pré-requis dans la prise en charge des adolescents en grande difficulté : la patience, la ténacité, l’obstination... Le jeune ne doit pas trouver, chez un professionnel hésitant et distant, cette même indifférence qu’il appris lui-même à cultiver afin d’édifier ce blindage indispensable pour supporter les souffrances subies. Mais, comment faire pour contenir sans être violent et pour tenir sans s’épuiser ? C’est parfois la quadrature du cercle. C’est sans conteste, Roland Coenen qui apportera la réponse la plus originale à ce questionnement. Directeur d’un foyer accueillant, à Bruxelles, 15 adolescents en grande difficulté, il annoncera fièrement à la tribune, fêter en 2004, dix années de fonctionnement sans une seule exclusion et cinq années sans punition. Cette pédagogie ne s’est pas construite à partir d’un modèle particulier, puisqu’il n’en existe pas. C’est progressivement, que cette approche socio-thérapeutique a été élaborée. Avec comme principe premier, cette communication de la capacité d’émotion et d’affection qui distingue l’être humain des autres primates. Cette transmission d’humanité apparaît comme l’une des constantes de la culture à travers les contrées et les époques. Or, s’il est bien une démarche qui constitue une approche diamétralement opposée à cette logique, c’est l’ortho-pédagogie sanctionnelle : ce n’est pas en punissant, ni en se vengeant, qu’on réussit à réadapter quelqu’un en le rendant à nouveau humain.  Les jeunes les plus en difficulté ont, de toute façon, expérimenté toute la batterie possible et imaginable de la répression sans que cela aie grand effet. En se focalisant sur le normatif, le professionnel ne fait que renforcer la méfiance que l’adolescent nourrit à son égard. Tout au contraire, dans l’établissement dirigé par Roland Coenen, tout passage à l’acte est identifié comme un symptôme du dysfonctionnement de la qualité relationnelle. Si la violence endogène peut entraîner un recours à la médication, toute violence réactionnelle fait l’objet  d’une mise en mots, d’un échange verbal, d’une prise en compte individuelle. Les ratios de personnel le permettent : 12 éducateurs spécialisés et 3 mi-temps thérapeutiques pour 15 adolescents considérés comme lourds. Et ça marche ! A une époque où l’on pense surtout à renforcer le dispositif répressif, cette expérience qui intrigue, mérite certainement qu’on y regarde de plus près, ce que Lien Social ira certainement faire.

 

Interrogé au cours d’une table ronde sur ce qu’avaient pu leur apprendre les adolescents en grande difficulté, chacun des participants livrera en quoi cette confrontation lui aura permis de s’enrichir d’une expérience irremplaçable. Par l’universalité de ce qu’ils nous font partager avec eux, affirmera le premier. Pour l’authenticité dans laquelle ils nous contraignent à entrer si l’on veut avoir quelque chance de tisser un lien de confiance, continuera le second. Parce qu’ils nous amènent à accepter le conflit, la violence étant le symbole qu’il y a toujours un espoir, s’exprimera le troisième. A cause de l’humilité qu’ils nous forcent à adopter, nous obligeant à mettre nos tripes sur la table, expliquera le quatrième. Ils m’ont démontré que l’humour est un outil éducatif, la plupart de leurs passages à l’acte s’inscrivant dans le burlesque, dira le suivant. Mais parce que, conclura le dernier, étant les spécialistes de l’imprévisibles, ils obligent l’intervenant à innover et à être créatif.  Comme quoi, on ne travaille pas toujours auprès des adolescents en grande difficulté, par hasard.

 

Jacques Trémintin – Non paru  ■ déc 2003

 

(1) « Au secours, on veut m’aider ! » Paris, Grand amphithéâtre de l’UNESCO, 4 et 5 décembre 2003.