ANAS - Transformer les contraintes en levier

Le constat est pessimiste : de gros nuages sombres s’accumulent sur l’action sociale. Mais, l’heure n’est pas au défaitisme, mais à la résistance. C’est le message transmis lors des dernières journées de l’ANAS. Compte-rendu.

En organisant, les 4 & 5 novembre 2010, ses journées nationales d’étude à Marseille, l’ANAS entendait bien célébrer son congrès tenu 60 ans auparavant, dans cette même ville à l’occasion de la présentation du tout premier code de déontologie écrit dans le secteur du social. Même si ces règles de fonctionnement proposées en 1950 ont connu depuis une réactualisation en 1981 et en 1994, ses principes gardent leur pleine modernité, à l’image d’une profession qui n’est pas prête à s’en laisser compter. L’action de l’assistante sociale n’a, en aucun cas, comme ambition de préserver un ordre social quel qu’il soit, ni de prévenir tout désordre qu’il pourrait subir et elle est, avant toute chose, conditionnée par le respect de la personne. Tels sont les principes proclamés par cette association, aux lendemains de la seconde guerre mondiale. A l’ouverture de ses Journées 2010, Françoise Léglise, Présidente de l’ANAS, s’est inscrite dans la continuité, en affirmant avec force le refus de troquer le savoir-faire élaboré pendant des décennies permettant de co-construire avec la personne en difficulté un projet d’action, pour une posture de simple agent de guichet distributeur des subsides. Et de dénoncer la dérive consistant à vouloir responsabiliser des usagers, très vite accusés ensuite de ne pas réussir leur propre insertion. C’est bien le nouveau paradigme néo-libéral de notre société contemporaine qui aura ainsi été la cible principale des intervenants. Qu’elle passe par la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances votée à l’unanimité, en [2001, qui remplaça l’obligation de moyens par l’obligation de résultats) ou par la RGPP (Révision Générale des Politique Publique adoptée en 2007, pour réduire les dépenses publiques), la nouvelle politique étatique vise au démantèlement, pierre après pierre, du dispositif de solidarité patiemment élaboré au cours des « trente glorieuses », au nom d’une performance inspirée du secteur lucratif.
 

L’état des lieux

De la désagrégation de l’État providence, le sociologue Michel Chauvière en dresse un tableau des plus inquiétant : face à la dégradation des conditions d’accès au travail et à la montée des inégalités répondent la mutation d’un État qui réduit la voilure de son action sociale, la fragmentation des politiques sociales qui subsistent, l’érosion permanente des valeurs de solidarité, l’émergence d’un racisme d’État, le déficit abyssal de la doctrine sociale, le désordre institutionnel lié à la décentralisation, la pénétration du secteur privé dans ce qui relevait jusque là du service public, … Et pour les professionnels : la contestation de leur professionnalisation, la substitution du sens de l’action par l’outil, la perte de confiance dans les administrations, le creusement de l’écart entre les cadres de plus en plus impliqués dans des stratégies managériales inspirées de l’entreprise privée et les professionnels de terrain, l’évaluation tournée vers la seule recherche de résultats quantifiables … Nicolas Duvoux, lui aussi sociologue, dénonce, de son côté la construction mythique qui fonde la nouvelle gestion de la pauvreté : il faudrait remettre sur le marché du travail tous les assistés sociaux. Si cela ne fonctionne pas, ce n’est pas tant que l’offre d’emploi ne le permet pas, mais parce que les exclus préféreraient garder leurs allocations plutôt que de signer un contrat mal rémunéré. D’où la création du RSA permettant le cumul des deux. Or, les deux tiers des allocataires potentiels, déjà salariés, refusent de bénéficier du complément de ressources auquel ils auraient pourtant droit, par crainte d’être assimilés à des assistés. Démonstration que la dignité et l’image de soi sont à leurs yeux bien plus importants que l’assistance proposée.
 

Un autre regard

A l’opposé de cette vision d’un usager rationnel et calculateur, le psychiatre Jean Maisondieu et la philosophe Sylvie Queval ont proposé une toute autre représentation. Pour le premier, qui a tenu vingt ans durant une consultation de psychiatrie sociale, c’est bien l’« autruicide » qui domine aujourd’hui. L’absence de considération et de reconnaissance intervient dès lors que l’on perçoit autrui dans une quelconque différence qualitative avec soi-même, alors que ce que nous partageons avec l’autre, qu’il soit honoré ou dégradé, c’est justement la même humanité. Face aux travailleurs sociaux, l’usager vend sa souffrance, pour obtenir l’aide à laquelle il aspire. Quand on ne peut faire envie, il ne reste plus qu’à faire pitié. Et pour l’intervenant, il n’est pas toujours facile de se départir de cette clinique de la honte. Il est parfois compliqué de se mettre à la place de l’autre, quand celui-ci n’a justement pas de place et n’a rien ni de narcissisant, ni de valorisant. Comment alors, le travailleur social peut-il réussir à redonner à l’autre le goût de reprendre sa vie en main, alors que celui-ci n’en peut plus de ne jamais être à la hauteur ? Sylvie Queval répondra, en s’appuyant sur la thèse du sociologue Alain Ehrenberg : l’individu contemporain est fatigué d’être soi. A force d’être épuisé d’avoir à toujours se faire et s’assumer, c’est sa capacité à être sujet qui est directement blessée. Dès lors, la contrainte nouvelle à laquelle est confronté le professionnel n’est pas tant d’agir en pédagogue, mais de se comporter en thérapeute, tâche à laquelle il n’a jamais été formé. Son métier change, parce que le mal-être change.

Résister

Et Sylvie Queval de nous inviter à opter pour la sollicitude, cette posture qui consiste à se laisser affecter et bousculer par l’autre, à se laisser pénétrer par autrui et sa différence, sa fragilité, sa faiblesse. C’est parce qu’il se sentira accepté dans son altérité que l’usager s’identifiera comme sujet dans sa relation à nous. Le professionnel est ainsi appelé à se positionner, à s’impliquer et à ne plus subir passivement ce dont il est témoin. Pour Brigitte Bouquet, titulaire de la chaire de travail social au CNAM, il est d’abord responsable auprès de l’usager, à titre personnel. C’est son engagement qui seul peut l’amener à décider à agir ou à s’abstenir et ce, à partir d’une même préoccupation : faire advenir le sujet chez l’autre comme chez lui-même. Ce qui suppose de la prudence (pour éviter de répondre à la place de l’autre) et de l’audace (ouvrir sur l’ensemble des possibles) et l’amène à trouver sa place entre le repli et l’immobilisme d’un côté et, de l’autre, la prétention et l’illusion de vouloir enrayer toute la misère du monde. Mais chaque professionnel est aussi responsable face aux institutions, non en se soumettant passivement et servilement à ses ordres, mais en exigeant un cadre de travail adéquat et en posant les limites au-delà desquelles il refusera d’aller. Enfin, chaque professionnel est responsable face à la société. Il est comptable d’une utopie créatrice qui fonde son droit à rechercher un ordre possible et admissible privilégiant une vie plus juste, digne d’être vécue. Il lui revient dès lors de promouvoir une justice et une politique sociale ambitieuse et équitable, non seulement en appuyant sur ce qui favorise la dignité et les droits de l’homme, mais tout autant en s’inscrivant dans la désobéissance civile face à tout ce qui privilégie la discrimination, l’arbitraire et la stigmatisation des exclus.


Un code illustré de déontologie
Pour marquer le 60ème anniversaire de la première rédaction du code de déontologie des assistants de service social, l’ANAS a demandé à un dessinateur, Jérôme Derrien, d’en illustrer les différents articles. Beaucoup d’humour dans ces dessins qui placent l’assistante sociale face à ses engagements et ses implications. L’article 3 évoque la confidentialité ? L’AS reçoit son client dans un véritable bunker sous une montagne. L’article 4 précise la portée du secret professionnel ? Deux gardes du corps s’opposent au passage d’un bailleur voulant poser quelques questions à l’AS sur ses locataires. L’article 15 appelle le refus de participer à tout contrôle ? « Et même sous la torture ? » demande un policier face à l’AS menottée assise sur une chaise, la lumière d’une lampe dans la figure. L’article 17 aborde le témoignage en justice ? « Je jure de connaître toute la vérité … et de ne pas vous en faire part » déclame l’AS face à la cour… Situations caricaturales qui pourraient le devenir un peu moins au regard des tentatives d’instrumentalisation qui pèsent sur la profession.
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Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°994 ■ 18/11/2010