D’un Monde à l’autre - 2011 - Handicaps et liberté

Le pays qui a appose la liberté et de l’égalité au fronton de son pacte de vie en commun semble avoir oublié de l’appliquer à une catégorie de sa population. Explications.

Les colloques et journées d’étude, congrès et autres séminaires organisés dans le secteur social, foisonnent chaque année, aux quatre coins de notre pays. Pourtant, les rencontres biannuelles proposées par l’association « Grandir d’un monde à l’autre » ont cette originalité de se tenir un samedi et de regrouper pour moitié des professionnels et pour l’autre moitié des personnes souffrant de handicap et leur famille. Moment rare et précieux, s’il en est, permettant aux uns et aux autres de se retrouver autour d’une réflexion commune, dégagée de la pression du quotidien. Mais il est encore une particularité qui marque de son sceau cette manifestation peu courante, c’est que cette présence des usagers ne concerne pas exclusivement les rangs des spectateurs. Elle se constate aussi à la tribune qui accueille des intervenants directement impliqués personnellement par les déficiences, sous toutes ses formes. Ainsi, a-t-on pu être témoin de l’intervention tant d’un Hervé Rihal, professeur de droit public à l’université d’Angers s’exprimant au pupitre, à partir de ses notes rédigées en braille, que de celle d’une jeune femme, au moment des questions laissées à la salle, se présentant comme « Marianne, 33 ans, souffrant d’infirmité moteur cérébrale », expliquant sa rage face au regard stigmatisant et destructeur des autres, colère l’incitant à ne plus aller vers eux. Il serait intéressant qu’un compte-rendu de colloque ne commence jamais plus par une telle remarque, tant cette caractéristique serait devenue banale et courante. Convenons qu’on en est loin.

Moins libre que les autres

« Grandir d’un monde à l’autre » proposait en ce 26 mars 2011, une réflexion sur l’articulation entre handicap et liberté. Il est revenu à Hervé Rihal, de dresser l’état des lieux de cette relation qui ne devrait pas poser question. Sa démonstration fut sans concession. Si l’on prend l’égalité, il est apparu clairement qu’il y a des citoyens qui sont plus égaux que d’autres. Alors que l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 proclame que tous sont « admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », les quotas autoritaires de 6% peinent à convaincre employeurs privés et administration à recruter des personnes souffrant de handicap. Il en va de même pour les libertés individuelles : celles des personnes porteuses de handicap sont trop souvent encombrées par les abus de pouvoir des valides. Ainsi du partage de l’espace commun qui voit su souvent un malvoyant se heurter à une voiture garée sur un trottoir. Quant à la liberté d’expression, véritable thermomètre du degré de démocratie, elle est bien loin d’être appliquée universellement. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater la faible prise en compte de la déficience visuelle, auditive ou intellectuelle, dans les moyens de communication, déficit qui laisse sur le bord du chemin une partie de la population. Il a ainsi fallu attendre 4 ans et trois mois après le vote de la loi de 2005, pour qu’un décret contraigne les portails internet tant de l’État que des collectivités locales à s’adapter aux sourds et aux malvoyants. Le droit de vote lui-même, n’est-il pas entaché par l’inaccessibilité de certain de ses bureaux aux personnes à mobilité réduite ?

Moins de choix

C’est la société en général et le contexte de vie en particulier qui handicapent plus que la déficience elle-même. Cette affirmation lancée de la salle sera confirmée par Paul Samonos, journaliste devenu tétraplégique, à la suite d’un accident sportif. Son parcours professionnel marqué par des orientations liées aux seules possibilités d’accession aux personnes à mobilité réduite en est l’illustration. En être réduit à se présenter aux seules écoles dotées d’équipement adaptés aux fauteuils roulants ne relève pas, à proprement parler, ni de la liberté de choix , ni de l’égalité des citoyens. Elisabeth Zucman, ancien médecin rééducateur, visionnaire et pionnière du combat pour la reconnaissance des personnes porteuses de handicap revendiquera une conception de la liberté qui n’est bonne que si elle tient compte, en permanence de la liberté des autres. Cette éthique, expliquera-t-elle, implique pour les professionnels, une posture qui soit vigilante à ne pas provoquer ni l’intrusion, ni l’instrumentalisation de l’usager. Faire place au désir, au choix, au refus de celui que l’on veut aider, c’est reconnaître ses compétences à un contrôle minimum de son existence. Prendre le temps de l’écoute, c’est se donner les moyens de la disponibilité et de l’empathie dans la relation tissée avec lui. Respecter son rythme et être attentif à ne pas lui en demander de trop sont les conditions pour ne pas tomber dans l’excès de pouvoir. Ce qui est essentiel, conclura Elisabeth Zucman, c’est la confiance faite à la personne pour mettre en œuvre ses compétences, aussi modestes soient-elles.

Moins d’affectif

Hervé Rihal avait dénoncé l’atteinte à la dignité de la personne porteuse de handicap, dès lors où l’on considère qu’elle serait moins apte à une vie affective que les autres citoyens. Le psychanalyste Denis Vaginay confirmera l’état d’exception qui a condamné, pendant longtemps, leur droit à la sexualité. Leur vulnérabilité servit d’abord de prétexte à cette exclusion de toute vie affective. Puis, ce fut la protection contre le Sida. C’est aujourd’hui la hantise de la maternité qui l’emporte. Et si la ligature des trompes n’est plus pratiquée, elle a été bien vite remplacée par la pose d’implants contraceptifs. Ce n’est jamais la contraception des hommes porteurs de handicap qui préoccupent tant les familles que les professionnels que les procédés anticonceptionnels des femmes. Liberté et égalité des citoyens devant la sexualité ? On en est loin. Toute société se construit sur l’exclusion d’une partie de sa population du bénéfice de la sexualité, affirme Denis Vaginay. Les personnes souffrant de déficience sont encore trop souvent assimilées à d’éternels enfants, légitimation abusive de la privation de leur droit à bénéficier d’une vie sexuelle. Michel Desjardin, ethnologue québécois explique l’extrême destructivité de cette discrimination : rien n’est plus déshumanisant que d’être avec les valides, mais de ne pas vivre pas comme eux. Même s’il est nécessaire d’aménager des sanctuaires protégés aux personnes porteuses de handicap, il est tout aussi essentiel qu’elles se mêlent au reste de la population, partageant des espaces et des temps de leur quotidien, mais aussi des comportements, preuve de leur appartenance à la même humanité.

L’homme idéal ?

Ce déficit flagrant tant de liberté que d’égalité pour les personnes porteuses de handicap est révélateur d’une tendance forte de notre société, explique Miguel Benasayag, psychanalyste et philosophe. Dans la société traditionnelle, le fou, l’aveugle, le manchot, le vieillard n’étaient pas toujours distingués du bien portant ou du normal. Le modèle de l’homme post moderne se doit d’être fort, autonome et performant. Mais, l’accession à cet idéal se heurte à un paradoxe qui oppose l’illusion d’une toute puissance technico-médicale qui serait en capacité de guérir toutes les déficiences et la peur d’un avenir qui n’est plus perçu comme une promesse, mais comme une menace. Le civilisé est devenu synonyme de maîtrise de son corps et de contrôle de ses pulsions : socialement il faut chercher à dominer la nature et individuellement à dominer sa nature. Le nouveau barbare est celui qui est dominé par son physique et son psychique. Ce paradigme de la réussite individuelle ne peut que provoquer malaise et angoisse face au handicap. Tout ce qui fragilise cet individu compétitif, invincible et responsable que l’on veut construire est source d’inquiétude et potentiellement de rejet. Il est difficile de s’imaginer partager la même humanité avec cet être aux antipodes de ce que l’on veut devenir. Pourtant, la fragilité est inhérente à tout être humain,car la force n’est qu’un moment entre deux faiblesses. Ce qui importe n’est pas de tout faire pour que les faibles deviennent forts, mais de se battre pour que les uns et les autres vivent ensemble, dans la reconnaissance mutuelle de la pleine légitimité de leur état réciproque.

Le regard porté

Mais pour y arriver, encore faut-il mettre un terme à cette fâcheuse attitude qui consiste à confondre l’être humain avec l’une des ses caractéristiques, surtout si celle-ci est particulièrement voyante. Trop souvent, nous le classifions, à partir d’une généralisation de ce qu’il montre, ce qui a l’effet pervers de le priver de la pluralité de ses qualités, explique la philosophe Danielle Moyse. Si cette approche domine toutes nos relations avec les autres, c’est encore plus prégnant quand nous avons à faire à quelqu’un marqué par sa différence. « On ne naît pas handicapé, on le devient dans le regard des autres » se plaît à dire, fort justement, Marcel Nüss. Rester capté par l’enveloppe physique abîmée de l’autre ou déstabilisé par son trouble psychique, c’est limiter la relation à de la simple curiosité ou à du voyeurisme. Regarder l’autre, en le respectant, c’est aller au-delà de l’apparence, dépasser la dimension sensible et percevoir l’imperceptible : « on ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux » affirmait Antoine de Saint Exupery, dans Le petit prince. Le regard qui permet à chacun de s’accomplir dans sa pleine humanité et de préserver sa liberté est celui qui réussit à éprouver la richesse et la diversité de l’être vivant et à le prendre en considération dans toute sa complexité. Ce regard respectueux doit pouvoir exonérer les personnes porteuses de handicap d’avoir à se justifier en permanence de la légitimité de leur existence. Il doit l’affranchir de cette quête totalement épuisante. Car le combat pour transformer les obstacles qui imposent des limitations d’activité ou des restrictions de participation, en tremplin pour bénéficier des mêmes droits que tout autre citoyen ne relève pas que des personnes souffrant de déficiences. C’est aussi un combat qui concerne des valides qui ne sont après tout que des handicapés en devenir. Le destin de cette quête commune déterminera l’application réelle des libertés garanties par les textes fondamentaux ce notre République à tous ses citoyens.

Un coffret de 3 DVD comportant les interventions filmées du colloque « libertés & handicaps » sera bientôt disponible aux prix de 30 € + 2,60 € (frais d’envoi). A commander à : Éditions d’un Monde à l’Autre, 39 rue de la Commune 44400 Rezé contact@mondealautre.fr / www.mondealautre.fr

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1014 ■ 14/04/2011