Rayons de Soleil de l’Enfance Arles - 2002

 Educateur Spécialisé : D’où viens-je, où vais-je, dans quel état j’ère ?

Je vais intervenir aujourd’hui, avec ma double casquette : celle, tout d’abord, d’éducateur dans un service départemental d’aide sociale à l’enfance et celle, ensuite, de journaliste au lien Social. En tant que professionnel de terrain, je suis confronté aux problématiques qui se posent au quotidien en contact avec les familles et les enfants en souffrance. En tant que collaborateur du lien Social, j’ai une immense chance : celle de rentrer régulièrement en relations des actions innovantes que l’on peut considérer comme à la pointe de l’approche socio-éducative. La synthèse des deux me permet de développer l’approche théorico-pratique ou pratico-théorique que je vais vous proposer à présent.

 

D’où venons-nous ?

Je suis allé recueillir pour un article à paraître dans les prochaines semaines, les souvenirs d’un directeur de la PJJ, actuellement à la retraite : Yvon Bazin. Il m’a raconté ses débuts dans ce qui s’appelait alors encore l’éducation surveillée. Il a commencé dans cette administration, en 1961, comme contractuel. Ses paroles méritent d’être rapportées ici :

 « Le premier matin où je suis arrivé, j’ai été très surpris, une fois le portail ouvert : deux cents jeunes en bleus de travail et grosses chaussures, entourés de leur éducateurs et instructeurs techniques, tous en rang, et ce claquement de talon quand le surveillant général cria « garde à vous ». Je me suis alors demandé où j’étais arrivé. Les jeunes étaient classés par âge et par symptômes. Les groupes avaient pris le nom de région. La Bretagne regroupait les polymusclés (pas très futés), la Bourgogne les plus intelligents, l’Alsace les caractériels et les jeunes ayant des problèmes sexuels. Ceux qui préparaient une formation FPA avaient un statut un peu à part : c’était les plus âgés (18-19 ans). Il y avait aussi un groupe d’accueil fermé où l’on plaçait les arrivants avant de les répartir. Certains jeunes vivaient dans des bâtiments neufs avec des chambres individuelles qu’on fermait la nuit. Mais d’autres hébergeaient encore dans les antiques chambrettes grillagées qu’on appelait « cages à poules », celles dont les portes, héritage de l’administration pénitentiaire, se fermaient toutes en même temps. Ils étaient donc là pour être « observés ». On demandait alors aux professionnels de fournir des rapports extrêmement détaillés. Il y avait le rapport du psychiatre, celui du psychologue, celui de l’atelier, de la classe, un rapport de comportement et un document qui faisait la synthèse de l’ensemble. C’est progressivement qu’on s’est orienté vers l’individualisation des prises en charge. A l’époque la prégnance  de la structure collective avait un poids important. C’est le groupe qui primait. Tout le monde était pris dans un rapport de violence. Les relations avec les jeunes étaient basées sur la vision d’un Educateur modèle. L’adulte était la référence absolue : il savait tout, pouvait tout et devait être le plus fort. C’est si on ne se plaçait pas dans cette toute-puissance qu’on se trouvait en difficulté. Certains éducateurs arrivaient à s’imposer du fait de leur seule personnalité. Le rapport de force induit par l’organisation de la structure elle-même,  poussait, le cas échéant, à s’imposer physiquement. L’une des premières soirées que j’ai assurées, l’éducateur référent m’a laissé seul face au groupe de jeunes (ils étaient une vingtaine). J’ai très vite été débordé par le chahut. En fin de soirée, quand l’éducateur est sorti de son bureau (où il était resté volontairement). Il ma simplement dit : « avec le bordel qu’il y a eu ce soir, ta carrière à l’éducation surveillée est terminée ». En discutant avec d’autres collègues, j’ai compris comment il fallait faire : « il faut que tu te prennes le plus fort et que tu t’imposes à lui » m’avait-on conseillé. Le lendemain même, j’ai provoqué un incident avec le caïd du groupe. C’était au moment du coucher. Il s’est rebiffé et m’a menacé avec un cendrier. Je lui ai filé une taloche et ai crié très fort. Les autres jeunes ont compris que j’avais eu le dernier mot. Dès cet instant, j’ai été respecté. La violence était aussi un rite incontournable quand les jeunes rentraient de fugue : ils étaient systématiquement passés à tabac, avant d’être mis au mitard. Les gamins qui se retrouvaient là n’étaient pas tous délinquants, loin de là : il y avait même de voleurs de pomme ! Je me souviens d’une rafle faite par la police dans un quartier fréquenté par des homosexuels. On avait vu arriver des adolescents dont le seul crime était d’être considérés comme « vicieux ». Les jeunes se défendaient de l’être. J’ai souvenir d’un échange entre deux adolescents qui parlaient de leur entretien avec la psychologue. Ils discutaient pour savoir s’ils avaient eu droit au « coup de la cigarette ». La psychologue avait les deux pieds sur la table et roulait une cigarette sur sa jambe. Le premier : « j’ai pas voulu regarder ses jambes, parce que je serais passé pour un vicieux » et l’autre : « moi, si j’avais pas regardé, elle m’aurait pris pour un pédé ».

 

Quinze ans passent, mais les pratiques n’évoluent guère.

Dans un article passionnant paru dans « Le nouveau mascaret », revue du CREAHI d’Aquitaine et repris dans le Journal du droit des jeunes du mois de mars dernier, Christian Szwed qui est directeur de l’Association enfants/Parents du pays foyen, porte un regard

sans grande indulgence sur le passé de notre profession. Il y parle de ses souvenirs de jeune éducateur commençant sa carrière en 1975.

L’établissement fonctionne alors sur le modèle de la toute puissance paternelle (représenté par le Directeur) et l’idéologie substitutive qui considère tous les enfants confiés comme orphelins sans famille (alors que moins de 5% sont dans ce cas). Les éducateurs qui y travaillent, ignorent totalement les souffrances liées aux séparations et ne mesurent pas plus les traumatismes issus des multiples maltraitances. Les psychologues, quant à eux, se prononcent en décrétant une hérédité ou un atavisme dont serait responsable la famille et qu’il s’agirait de corriger ou de redresser. Les relations aux parents sont comme suspectes voire interdites. Tout courrier adressé à l’enfant est ouvert par le directeur qui décide seul de le communiquer ou non à son destinataire. L’origine et les raisons de placement sont inconnues de l’équipe, le dossier n’étant pas communiqué par la DDASS. Le travail se fait essentiellement sur le groupe, l’histoire de l’individu ne rentrant que peu en ligne de compte. La vie à l’intérieur de l’institution est des plus spartiates : dortoirs, promiscuité, WC ouverts, horaires indifférenciés et activités uniformisées. Les vertus de l’obéissance, de la discipline et du travail sont érigés en principes de base. La messe et la catéchèse sont obligatoires, tout comme le port du tablier pour se rendre à l’école. Ce qu’il faut retenir de cette époque ? L’enfant comme l’éducateur devaient entrer dans le moule et se conformer à un modèle unique. Les professionnels étaient dans l’incapacité de penser et de problématiser les situations individuelles. 

 

Innovants depuis trente ans !

A présent, jetons un coup de projecteur sur une institution qui se situe dans le Calvados :  le Service Educatif en Milieu Ouvert (1), dépendant de la sauvegarde. A l’origine de la création du SEMO, il y a la prise de conscience d’un maillon manquant. Les jeunes qui accèdent à l’autonomie après plusieurs années d’institution, ne sont pas tous prêts à réussir à s’intégrer dans leur famille ou leur milieu naturel. Certaines y arrivent très vite. D’autres réussissent grâce à l’accompagnement du service de suite. Mais pour quelques-uns, c’est l’échec et le retour en foyer, vécu par eux et par leurs éducateurs comme une régression. Une nouvelle structure d’accueil s’avère donc nécessaire. Mais pas dans le style internat, mais plutôt un dispositif qui répondrait à l’entre deux dans lequel les jeunes se trouvent : pas tout à fait un foyer, mais pas encore un retour complet en famille. L’idée qui s’impose, c’est la nécessité de travailler sur la proximité : certains n’hésitent pas à l’affirmer : « il faut arrêter de déporter les jeunes loin de leur environnement, de leur culture, de leurs familles... » Un groupe de jeunes professionnels frais émoulus de l’école d’éducateurs s’empare du projet et tente de synthétiser toutes ses composantes. L’internat classique est le plus souvent le lieu d’une division du travail entre l’éducateur de vie, le service qui s’occupe plus du soin ou de la formation, et celui qui travaille en relation avec la famille. Le concept de base du SEMO est, au contraire, de confier au même professionnel la globalité du suivi du jeune. Le choix qui a été fait est de s’appuyer sur le réseau existant : celui qui est à disposition du citoyen moyen (psys, école, clubs sportifs...) La continuité s’applique à l’intervention au sein de la famille qui peut être combiné à un moment ou à un autre, avec un hébergement. Cet hébergement est rendu possible soit au sein même du service soit au travers de tout un réseau qui a été construit au cours des années (foyer de jeunes travailleurs, chambres en ville, internat scolaire...) voire même en demandant l’aide de la famille élargie du jeune. Lorsque la nécessité apparaît d’une prise de distance entre le (la) jeune et sa famille, un accord est passé entre le mineur, ses parents et le service. Elle est appliquée d’une manière adaptée : ce qui est avant tout recherché, c’est le maintien du cadre de vie (proximité), la réversibilité de l’option (souplesse) et l’utilisation de la fonction hébergement comme un outil à côté de bien d’autres (transformation de l’objectif en moyen). Cinq postes et demi d’éducateurs pour trente prise en charge : on est bien là dans du milieu ouvert intensif à la limite du milieu ouvert classique et de l’internat. Cette mesure ne s’oppose ni à une mesure de placement, ni à une mesure d’AEMO, mais vient compléter le dispositif proposé aux professionnels. Cette description que je vous fais aujourd’hui peut vous sembler banale, tant ces idées sont dans l’air du temps. Et pourtant, ce que je viens de présenter date du début des années 1970. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer de notre profession : il y a toujours des précurseurs pour nous montrer le chemin. Après un petit coup de chaud, permettez-moi, quand même un petit coup de froid : cela fait trente ans que cela existe et que cette expérience est restée isolée. Ces collègues ont eu raison avant tout le monde, mais sont restés seuls avec leur démarche, sans que la profession ne s’inspire alors vraiment de leur pratique. Il serait intéressant de se pencher sur les raisons d’un tel aveuglement collectif. Mais ce n’est pas le lieu ici d’une telle introspection. Et puis, je suis parfois un peu fatigué de cette auto-flagellation que nous aimons tous pratiquer : la preuve je viens de le faire. Alors, j’ai envie, pour une fois, de rebondir sur des choudoudous, en mettant de côté des froids piquants. Vous savez, c’est ce qu’expliquait merveilleusement bien Eric Bernes, le créateur de l’analyse transactionnelle, dans un livre pour enfant où il expliquait qu’une méchante sorcière ayant confisqué la plupart les caresses positives, il ne faut pas gaspiller inutilement celles qui restent et les utiliser avec parcimonie. J’ai décidé aujourd’hui de vous offrir les quelques choudoudoux qui me restaient dans le fond de la poche.

 

Des choudoudoux pour les éducateurs spécialisés

Parmi les plus beaux livres qui m’ont été donnés de lire sur notre profession, il y en a un qui m’a littéralement transporté. J’aurais aimé qu’il soit écrit par un ou une collègue. Eh bien, non : c’est un psy qui l’a commis. Comme quoi, ils savent aussi faire des choses bien ! Ce livre que je vous recommande chaudement est celui de Jean Brichaux (2). L’éducateur spécialisé, explique-t-il, est le plus souvent perçu comme ce doux rêveur, vaguement écologiste dont l’activité se définit d’autant plus mal que tout un chacun, en devenant parent, pourrait développer les compétences qu’on lui demande de posséder. Jean Brichaux  décline les différents modèles professionnels qui se sont succédés au cours des décennies. Au départ, le modèle tutélaire, la vocation, l’esprit missionnaire et le don de soi constituaient l’essentiel des bagages demandés pour exercer le métier.

 Puis, a surgi l'idéal technicien qui fit illusion un temps, jusqu’au moment où on se rendit compte que la science n’était pas en mesure d’expliquer les pratiques éducatives avec autant de succès que les phénomènes naturels. La pratique éducative est une démarche de problématisation plus qu’une recherche de résolution de problèmes.

La dernière étape dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est ce modèle réflexif qu’on peut relier au concept d’ « accoucheur » de Socrate ou d’ « enseignant centré sur l’élève » de Rogers. L’action de l’éducateur ne pourra tirer tous ses effets que si elle trouve un écho et une collaboration chez l’usager. De consommateur d’un produit proposé par un spécialiste, celui-ci devient expert de sa propre situation, l’éducateur étant dans l’accompagnement plus que dans la surveillance. On est loin ici de la logique du donneur de leçons imbu de son savoir : la relation est empreinte d’humilité.  Elle se fonde aussi dans le postulat d’éducabilité, « dans cette croyance qu’il est concevable d’apporter à chacun quel que soit le déficit, ce supplément d’humanité que le fera grandir » (p.115)

L’éducateur se sent comptable de l’émergence d’autrui mais a conscience de sa condition humaine et donc de sa finitude. Il peut ainsi échapper à toute tentation démiurgique en ne se sentant responsable ni de l’échec ni de la réussite de ceux qu’il aide. « L’éducateur peut échapper au sentiment d’inutilité s’il parvient à porter un regard neuf sur le banal, s’il comprend que l’essentiel se situe peut-être dans les interstices de l’ordinaire » (p.118) On comprend mieux ainsi, pourquoi la nature même de ce travail rend illusoire la construction d’un corpus théorique aussi précis que dans le cas de l’industrie ou de la gestion. L’éducateur spécialisé est un travailleur de l’immatériel et du symbolique : il n’a rien de tangible à montrer comme fruit de son labeur. Les situations auxquelles il est confronté sont marquées par l’unicité (ce qui a marché n’est pas reproductible), le multidimensionnel (avec des dimensions sociales, psychologiques, pédagogique, philosophiques, institutionnelles...), la simultanéité (il faut gérer l’ensemble sans négliger les besoins de chacun), l’urgence (haute contrainte temporelle), l’incertitude (anticipation de ce qui va se passer toujours aléatoire). En un mot comme en cent, il est impossible de modéliser le comportement à adopter en partant de la seule rationalité, d’une logique qui s’appuierait sur les seules hypothèses pour en déduire des solutions ou encore d’une approche disjonctive (c’est ceci ou cela). « Les mots, les symboles et même les métaphores ne parviennent que très exceptionnellement à traduire toute la richesse de ce que la personne a vécu, ressenti ou réalisé » (p.63). L’éducateur doit faire appel à de nombreuses ressources incertaines. Il doit par exemple se centrer sur la vraisemblance (logique abductive) et procéder à la déduction, sur une base relativement souple, de conclusions plausibles susceptibles d’être remises en cause ultérieurement (logique floue). Il doit s’appuyer largement sur son intuition, cette inspiration issue de son expérience qui l’amène à savoir sans savoir qu’il sait. Mais il a aussi recours à ce bricolage qui favorise l’inventivité face à une réalité où la contingence domine : sa sagacité et son sens de l’opportunité voisinent avec son flair et sa débrouillardise. Sans oublier l’improvisation qui sans épuiser le quotidien, constitue néanmoins la voie royale de la créativité. Le métier d’éducateur connaît une complexité au moins égale à celle des situations rencontrées. Seule la combinaison de l’expérience et de l’information, la complémentarité des deux instances psychiques que sont la raison et l’intuition s’avèrent efficaces. On mesure la difficulté de la transmission d’un tel « savoir s’y prendre ». Il ne s’acquière qu’en partant du terrain pour y revenir après un détour réflexif alimenté par les apports théoriques des sciences humaines, mais aussi en partant de la théorie pour y revenir après un détour par la médiation pratique. Je voudrais terminer par cette phrase magnifique de Jean Brichaux : « formulons le vœu que la rade qui semble nous accueillir soit pour longtemps encore, le lieu géométrique de notre incertitude. » (p.127).

 

(1) SEMO : 30 rue du général Leclerc 14100 Lisieux Tel : 02 31 31 17 15 Fax : 02 31 31 62 36
(2) « L’éducateur spécialisé en question(s). La professionnalisation de l’activité socio-éducative » Jean Brichaux , érès, 2001, (144 p)
 

 

Jacques Trémintin – Mai 2002