JAMAC 2006 Après le déni et la psychose

Durant des siècles, pour ne pas dire des millénaires, les agressions dont était victime l’enfant au sein de sa famille sont restées un sujet tabou.

Ce n’est qu’en 1989 que la loi a instauré un véritable dispositif de protection de l’enfance maltraitée, digne de ce nom. Après des décennies d’aveuglement, quand le rideau s’est levé sur l’inceste et sur les enfants victimes d’agression sexuelle et de mauvais traitements, nombre de travailleurs sociaux, de psychologues, de juges ont ressenti une forte culpabilité en se souvenant des situations dont ils avaient été témoin et qu’ils n’avaient pas à l’époque pris en compte.

C’est que pendant longtemps, la parole de l’enfant a été considérée comme peu fiable. Combien de procès dans le passé mettant en scène le témoignage d'enfants ont vu cet élément invalidé par l'affirmation d'experts  psychiatres ou psychologues prétendant qu'il ne pouvait avoir la moindre crédibilité.

Depuis une vingtaine d’années, retournement de situation : on accorde, à juste titre, crédit à cette parole. Mais, tout  se passe comme si on était passé d’un extrême à l’autre : de « l’enfant ne peut que mentir », on préfère aujourd’hui « l’enfant dit toujours la vérité. »

A la question : l’enfant dit-il la vérité ou ne la dit-il pas, on ne peut répondre d’une manière univoque. Tout simplement, parce que cette « vérité » se décline de multiples manières.

 

Quand l’enfant  dit sa vérité

Il y a d’abord ce que dit l’enfant.

Dans l’immense majorité des cas, son propos correspond à la révélation de ce qu’il a subi.

Mais il arrive parfois que la confusion s’empare de son témoignage. Car ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce qu’il exprime, c’est avant tout, sa souffrance et son mal-être. On le constate en permanence dans nos professions : un enfant qui va mal ne trouve pas forcément les mots adéquats pour le dire. Il utilise parfois comme seul moyen d’expression, les passages à l’acte. Les voies qu’il emprunte alors peuvent être auto-agressives (somatisation, tentative de suicide, anorexie ou boulimie...) ou hétéro agressives (délinquance, violence contre autrui, attaque des liens sociaux...).

Ce mode de fonctionnement n’est pas différent quand l’enfant est victime d’agression physique ou sexuelle. Combien de situations de maltraitance ont été découvertes alors que ce qui était évoqué initialement, c’était une dépression ou encore des agressions dont l’enfant ou le jeune se rendait lui-même coupable ?

Quand elle finit par révéler ce qu’elle subit, la victime dénonce souvent directement ses tortionnaires. C’est le cas le plus fréquent.

Mais elle peut aussi désigner une tierce personne, par peur des représailles des vrais auteurs ou simplement pour éviter de leur nuire.

Car, souvent, ce qu’elle désire avant tout, n’est pas tant se venger, que de retrouver une relation saine et ordinaire avec les auteurs qui sont dans 80 % des cas les êtres qu’elle chérit le plus au monde : ses parents.

Sans compter que la perte de repères due à l’agression subie provoque le brouillage de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas : quand ceux qui sont sensés protéger se transforment en persécuteurs, le moindre geste affectueux d’un adulte peut devenir suspect.

Il lui arrive aussi parfois de revenir sur ce qu’elle a vécu, quand elle se rend compte des conséquences de ce qu’elle a déclenché (incarcération de l’agresseur qui est un proche que la plupart du temps il aime, éclatement de sa famille qui le rend responsable de ce qu’elle endure...).

C’est bien cette réalité complexe qui est à la source des circonvolutions que peuvent suivre ses déclarations. Il y convient donc de prendre en compte, dans la déclaration de l’enfant, sa vérité à lui.

 

Quand l’enfant ne dit pas la vérité

Mais il y a aussi les situations où l’enfant ment. Pourquoi mentirait-il ?

Pour les mêmes raisons que l’adulte ! Dans 25 % des cas, le mensonge est altruiste (pour préserver l’autre). Dans les 75% autres, il est égoïste et a pour source l'intérêt, la cupidité, la haine, la vengeance, la passion, la défense, le sacrifice, le besoin de se valoriser… Nous mentons tous, tout le temps, au rythme moyen d’une fois et demi à deux fois par jour. 

Dès ses trois ans, l’être humain acquière une capacité indéniable à fabriquer un vrai mensonge, pour duper les personnes et ne pas avouer ses forfaits. Plus il grandit, plus il est capable de cacher son état réel et de fabriquer un état fictif.

L’enfant peut vouloir se protéger d'une situation menaçante (éviter une punition). Il peut vouloir se mettre en valeur ou attirer l'attention (rehausser son estime de soi, l'aider à se faire des amis). Il peut mentir pour éviter une responsabilité. L'enfant dont l'imagination est très féconde peut avoir tendance à fabuler : il va alors avoir tendance à inventer des histoires, souvent perçues comme des mensonges de la part des adultes. Il peut également mentir pour obtenir quelque chose ou arriver à ses fins. Et puis, il y a cette opposition à l’adulte, cette contestation de son autorité, cette recherche des limites qui peut amener la (le) jeune à chercher très loin la confrontation, y compris en utilisant une arme qui semble l’affaiblir tout particulièrement : des fausses accusations.

Par quel mystère ce comportement profondément humain et tout particulièrement tentant pour un enfant s’arrêterait-il au seuil de l’agression qu’il subit ?

Les hypothèses alternatives à la réalité du traumatisme subi doivent être ni privilégiées, ni négligées. On doit les aborder sereinement, ne serait-ce que pour accorder pleine crédibilité aux accusations portées. Y a-t-il exagération par l’enfant de ses vécus oedipiens qui le portent à projeter sur l’un de ses parents un désir pulsionnel ? Veut-il éviter une punition ou un blâme, en détournant l’attention ? S’agit-il d’une tentative de vengeance contre un adulte avec qui il serait en conflit et auquel il voudrait nuire ? Y a-t-il un malentendu, le propos de l’enfant étant interprété d’une manière erronée (comme lorsqu’un petit dit que sou papa lui a fait l’amour en voulant expliquer qu’il lui a fait un bisou sur la bouche). Y a-t-il induction ou suggestion par un adulte qui a posé des questions très orientées ?

Un chercheur de Montréal a interrogé des enfants âgés de 3 à 5 ans qui avaient été reçus par un pédiatre s’étant contenté d’ausculter leurs ganglions en les priant de rester habillés. A la question « est-ce que le docteur a joué avec ton zizi ? » 47% des enfants ont répondu « oui » !

L’enfant a donc de bonnes raisons de ne pas dire la vérité, quand il dénonce être victime de mauvais traitements. Mais, cela n’implique pas qu’il mente systématiquement. Il ne faudrait pas revenir à l’époque récente où on accordait aucune vraisemblance à ses propos. On ne peut réduire sa parole à une présomption de vérité ou de mensonge. Là encore seule l’écoute attentive et prévenante de ce qu’il exprime à la fois explicitement et implicitement peut permettre de le prendre en compte d’une manière authentique et respectueuse.

 

Quand la justice cherche sa vérité

Et puis, il y a la vérité des enquêteurs.

De nombreux biais peuvent induire une manipulation de la parole de l’enfant. Que ce soit ses capacités linguistiques limitées qui l’amènent à acquiescer même s’il n’a pas compris la question, l’immaturité de sa mémoire (surtout s’il est très jeune) moins apte qu’un adulte à gérer et à hiérarchiser à la fois les informations récentes et celles qui sont plus anciennes, sa forte suggestibilité qui implique que tout propos inducteur peut contaminer définitivement son récit, l’habitude qui lui a été inculquée, pendant des années, de ne pas contredire l’adulte (ce qui le fait répondre automatiquement oui aux questions posées...).

L’ensemble de ces éléments n’implique aucunement que son propos ne soit pas fiable. Il démontre simplement la nécessité d’une solide formation de la part des enquêteurs. Ce qui est en cause ici, ce n’est absolument pas l’enfant, ni ce qu’il révèle, mais la capacité des enquêteurs qui recueillent sa parole à suivre un protocole exigeant, à se détacher de leurs propres émotions, de leurs préjugés et de leur système explicatif pour être vraiment à l’écoute de ce que dit l’enfant et non pas d’entendre ce que eux adultes ont de toute façon décidé d’entendre.

 La parole ainsi recueillie est ensuite transmise à la justice qui va devoir établir la  vérité judiciaire. Rappelons tout d’abord, qu’une part considérable (jusqu’à 80%) des affaires de révélation d’agressions sexuelles ne donnent pas suite à une condamnation (classement sans suite, relaxe, acquittement …). Cela ne signifie pas que l’enfant a menti, mais que la justice n’a pas permis de réunir les éléments de preuves suffisants, mis à part la parole de l’enfant contre la parole de l’agresseur présumé.

Etre « blanchi » par un tribunal ne signifie pas pour autant qu’on n’a pas commis les actes pour lesquels on a été mis en examen. Et inversement, l’on peut faire de nombreuses années de prison pour un crime que l’on n’a pas commis.

 

La vérité des travailleurs sociaux

Les travailleurs sociaux ont pour obligation de se soumettre aux contraintes légales de la loi de 1989, en signalant à l’autorité administrative ou judiciaire toute situation de maltraitance. Ils ont acquis l’habitude de dispenser leur action sans juger de la validité ou non de la souffrance éprouvée, ni d’en jauger la légitimité.

Ce que résume très bien Francis Mahé, Président d’honneur de l’AFIREM, qui affirmait en 1999, à propos des victimes d’agression sexuelle : « Qu’est-ce que cela veut dire quand un travailleur social dit à un enfant : ‘’je te crois’’ Cela veut dire adhérer sans preuves. Certes il n’a pas besoin de preuves puisque ce n’est pas son job. Si la procédure se met en route, il y aura des gens qui vont chercher des preuves et qui peuvent disqualifier le ’’je te crois’’. Je préfère ‘’je t’ai entendu, ce que tu me dis est d’une importance considérable pour toi, je sais que tu souffres. D’autres personnes vont être chargées de chercher des preuves. Si elles n’en trouvent pas, cela ne voudra pas dire que rien ne s’est passé. Je serai quant à moi toujours là pour t’accueillir.’’ Je crois que c’est beaucoup plus sain de dire cela à un môme que de dire ‘’je te crois’’. »

Mais le travail social ne se limite pas à seulement informer la justice. Il consiste avant tout à donner du sens aux actes et comportements. Tel enfant est particulièrement perturbé ces temps-ci : n’est-ce pas en rapport avec sa dernière visite chez ses parents qui se serait mal passée ? Tel usager vient d’échouer une fois de plus à un essai professionnel : n’est-ce pas la conséquence de la névrose d’échec qui le poursuit depuis des années ? Tel parent ne s’est pas rendu à la rencontre avec les enseignants : n’est-ce pas en continuité avec la phobie scolaire qu’il a connue quand il était lui-même enfant ? Ces interprétations font le quotidien de nos professions. Ces hypothèses sont parfois fécondes. A d’autres moments, elles tombent complètement à côté. Mais, peu importe, elles constituent un outil utile.

Il est pourtant une circonstance où cette méthodologie bloque : c’est lorsqu’un enfant ou un adolescent révèle une agression dont il est victime. Là, ce n’est jamais pour dire autre chose que ce qu’il dit. Il n’y a plus de place pour la moindre tentative de compréhension du sens caché : seul compte la procédure judiciaire.

Quand un(e) jeune s’oppose avec véhémence à un adulte, on sait que la plupart du temps ce n’est pas lui qui est visé mais le cadre et les limites dont il est porteur. Il le fait aussi pour essayer de le déstabiliser ou vérifier sa solidité. Tout cela est connu : on sait bien que c’est une des façons de se construire. Au prétexte que pendant des années on cherchait surtout à interpréter la révélation de l’enfant comme produit de ses fantasmes, aujourd’hui, on s’interdit de lui attribuer tout sens.

Les professionnels de l’aide doivent réhabiliter leur capacité de compréhension qui semble s’être congelée ces dernières années dès qu’on aborde la question des agressions faites à l’enfant. L’obligation de signalement ne doit pas paralyser leurs compétences d’analyses. Ils doivent les redéployer avec audace et circonspection entre le Charybde de la réduction exclusive des révélations de l’enfant à des messages cachés et le Scylla de leur traitement au pied de la lettre.

 

Jacques Trémintin - 10 décembre 2006