CG44 - 1998 - Le placement familial

Le placement familial face à la carence affective

Pour parler du placement familial face à l’enfant victime de  carence  affective, il nous faudrait y consacrer beaucoup de temps. Les problèmes qui se posent sont en effet complexes. Qui plus est,  la rencontre entre un enfant, son histoire, une famille d’accueil et un service est toujours singulière et unique et mériterait à chaque fois un développement particulier. Aussi la présentation qui sera faite ici ne fera  qu’effleurer le sujet en esquissant les réflexions que la pratique du terrain nous inspire.

Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de rappeler que les familles d’accueil sont confrontées à toutes sortes de situation à l’origine du placement de l’enfant qui leur est confié : parents hospitalisés, dépressifs, malades mentaux, maltraitants, incestueux… Dans tous ces cas, les qualités qui sont exigées d’elles relèvent de la tolérance, de l’ouverture d’esprit, de la place laissée à la famille naturelle, du sens de la collaboration avec le service qui les emploie … Deux missions que l’on pourrait appeler d’impossibles leur sont dévolues : d’une part, aimer l’enfant accueilli comme si c’était le leur, alors qu’il ne le sera jamais (mis à part les situations exceptionnelles au cours desquelles l’enfant devenu adoptable est adopté par la famille nourricière qui est sollicitée en premier), d’autre part l’aider à grandir avec autant de dévouement que s’il devait rester toujours, alors

qu’il peut repartir à un moment ou à un autre.

Mais recevoir une enfant carencé nécessite des aptitudes particulières. Avant des les présenter, il nous faut au préalable rappeler quelques uns des traits essentiels liés à la carence affective.

 

L’enfant carencé

Les nombreux intervenants qui se sont succédés depuis le début de la journée ont largement contribué à explorer cette question. Nous allons l’aborder uniquement du point de vue de la problématique de la rencontre avec la famille nourricière.

L’enfant carencé apparaît dans une logique de puissanfon. Il faut entendre cette expression selon une double signification.

C’est d’abord au sens du fondement et plus particulièrement du puissant fondement qui le caractérise donc du puissant fond. L’enfant carencé n’appartient pas à la catégorie de ceux qui passent inaperçus : il est demandeur d’égard et d’affection. Il pose des actes pour se faire remarquer et pour attirer l’attention sur lui. Il est avide du temps et de l’énergie qu’on peut lui consacrer. En un mot, il fait tout pour mobiliser l’intérêt de l’adulte à son égard. C’est un enfant attachant qui déclenche chez celles et ceux qui s’occupent de lui la profonde envie de combler le vide béant qu’il présente.

C’est là où se situe le deuxième sens de notre expression : l’enfant carencé est aussi un puits sans fond qu’on ne peut jamais arriver à remplir. Toute l’énergie disponible ne suffira pas, car l’enfant semble en vouloir toujours plus. Il n’est jamais satisfait et en demande encore et encore comme si rien ne pouvait véritablement venir apaiser cette souffrance liée à une faille narcissique primaire.

Plusieurs hypothèses permettent de comprendre ce paradoxe entre d’une part cette demande infinie et d’autre part  cette incapacité à être assouvi.

Il y a d’abord l’impossibilité pour l’enfant de se contenter de recevoir passivement et goulûment l’affection qui lui est adressée. En effet, ces affects viennent réactiver en lui la souffrance du manque de ses propres parents. Plus sa famille nourricière lui renvoie de l’amour, plus il peut être rejetant, un peu comme s’il ne supportait que cet investissement provienne d’une source étrangère à ses propres parents.

Il y a ensuite cette détérioration chez lui de l’estime de soi qui constitue l’une des bases essentielles de la personnalité de tout être humain. Se vivant avant tout comme un mauvais objet, l’enfant ne va avoir de cesse  que de vérifier par ses comportements et ses passages à l’acte l’image négative qu’il a de lui-même.

La famille d’accueil se trouve ainsi confrontée à un enfant à la fois demandeur et en difficulté pour recevoir, avide, mais jamais contenté.

 

Une mission impossible

Le couple nourricier a choisi ce métier à partir de deux types de bénéfices. Les avantages principaux sont de l’ordre de la rémunération et du statut social qu’il assure. Mais les bénéfices secondaires ne sont pas à négliger. Ils relèvent du sentiment de réparation et de la gratification morale qu’il procure. Accueillir un enfant délaissé et lui apporter le bonheur constitue une puissante motivation et représente une mission éminemment valorisante. Ce sentiment d’abnégation se trouve malmené par l’enfant carencé du fait même qu’il n’est pas seulement un petit d’homme qui ne demande qu’à être aimé. C’est un être humain doté d’une histoire et d’une personnalité qui peut venir –comme nous l’avons vu- déstabiliser les représentations et l’équilibre de son milieu d’accueil. Il est important de souligner que les manifestations de l’enfant carencé ne sont pas vécues le temps d’un entretien ou d’une sortie éducative comme cela se passe avec la psychologue ou le travailleur social référent, mais bien dans le quotidien et l’intimité d’une famille qui accepte de recevoir l’enfant et de vivre en permanence avec lui. Cette précision est d’autant plus utile qu’elle permet de situer l’intensité de la confrontation et de la tension qui en résulte. Si une équipe éducative au sein d’un foyer éducatif se relaie, la famille d’accueil, elle est dans la permanence sans grande possibilité de souffler mis à part ses congés payés.

Quelles peuvent être dès lors les réactions des familles confrontées à de telles situations ?

A une extrémité, on trouve la famille très affective et maternante qui est persuadée qu’avec beaucoup d’amour, tout peut s’arranger. Le choc peut être rude et le rejet risque d’être aussi violent que l’accueil a été fusionnel. Profondément blessée et déçue par l’absence de réponse de la part de l’enfant face au débordement de ses propres manifestations d’attachement, la famille d’accueil en conçoit une amertume et un fort découragement face à ce quelle ressent comme une immense ingratitude.

A l’autre extrémité, on trouve la famille qui se protège par un comportement par trop désaffectivé, trop distant et trop peu impliqué. L’enfant carencé retrouve là des mécanismes qu’il a déjà connus. Le placement risque de se perpétuer à bas bruit dans des conditions non structurantes pour l’enfant qui va stagner, si la vigilance du service placeur n’est pas alertée.

Entre ces deux extrêmes, on trouve toute la palette des réactions possibles.

Bien sûr, ces deux situations peuvent apparaître un peu caricaturales et l’on peut se demander si un recrutement réalisé avec soin aurait permis que de telles familles soient sélectionnées. Outre que c’est bien en prise avec la réalité que les problèmes se manifestent réellement, aucun service de placement n’est à l’abri de telles manifestations ultérieures que les entretiens préalables avaient bien permises de déceler sans que pour autant de telles tendances soient apparues contradictoires avec la fonction d’assistante maternelle. Car, c’est un peu autour de ces deux types de manifestation que toute famille d’accueil va apparaître soit dotée de qualités intéressantes (prendre le recul nécessaire ou manifester un attachement inconditionnel), soit menacées par des dérives inquiétantes (trop détachée par rapport à l’enfant ou au contraire trop collée à lui).

 

La nécessaire triangulation

Le placement familial ne peut remplir sa mission s’il laisse en tête à tête famille d’accueil, enfant et famille naturelle. Il est indispensable qu’il intervienne dans une logique de triangulation, en tant que tierce-personne chargée de réguler les relations et d’éviter un face à face qui peut s’avérer déstructurant sinon destructeur.

Il intervient d’abord par rapport à l’enfant, en essayant de donner du sens à ses passages à l’acte et en interprétant ses comportements  comme autant de symptômes de son mal-être.

Il intervient ensuite face à la famille naturelle pour lui garantir sa place en aménageant les visites et rencontres mais aussi en évitant les contacts physiques – si ceux-ci n’apparaissent pas nécessaires ou souhaitables – mais en permettant alors à l’enfant de continuer à savoir quels sont ses racines biologiques.

Il intervient encore dans l’ordonnancement de la vie de l’enfant sur la base de la mission qui lui a été confiée par la famille (cas du contrat d’Accueil Provisoire) ou du mandat confié par le juge des enfants (cas de la mesure judiciaire de Garde Provisoire).

Il intervient enfin dans le soutien à la famille d’accueil. Il doit lui permettre de se libérer de ses angoisses, de ses déceptions, de ses espoirs non confirmés. C’est en favorisant des lieux de parole qu’il pourra le mieux l’épauler dans sa  confrontation aux difficultés quotidiennes. Cela passe par le soutien apporté par les équipes psycho-socio-éducatives : suivi régulier, rencontre en présence de l’enfant, entretien individuel, travail de groupe … Toutefois, on ne peut échapper à l’évocation de l‘amalgame entre l’aide et le contrôle qu’exerce ainsi le service employeur sur l’action engagée par la famille d’accueil. Aussi, n’est-il pas inutile d’aborder l’intérêt d’un soutien qui pourrait être apporté en dehors de ce service-employeur par des équipes compétentes. Ce qui se déroule déjà dans les cas les plus difficiles en collaboration avec les services de pédopsychiatrie pourraient être étendus de façon bien plus systématique.

On ne place pas des enfants carencés en famille d’accueil pour les guérir de leur manque, mais bien plutôt pour leur apprendre à vivre avec. On doit s’attendre à ce qu’ils nous confrontent à leurs difficultés à se projeter dans le temps, à se structurer face au monde réel pour s’y faire une place et à supporter les frustrations. Réussir le pari d’une évolution positive de leur devenir implique avoir conscience des problèmes qui vont surgir et de prendre les moyens de les assumer. Pour y arriver, seul un travail de collaboration où chacun, en toute humilité, assume toute sa fonction et respecte la place de l’autre, pourra permettre une action de qualité et faire en sorte que jour après jour soit apportée une pierre à l’édifice.

 

 

Jacques Trémintin - Mai 1998