L’animateur face à la violence

L’animateur face à la violence

Au risque d’une définition

Définir la violence passe nécessairement par la prise en compte des normes et des valeurs dans lesquelles on se trouve.

La culture et l’histoire jouent un rôle essentiel dans la représentation de ce que l’on considère comme violent ou pas.

Beaucoup de violences réprouvées aujourd’hui, ont été longtemps banalisées :

▪       Ainsi, de la violence sociétale que constitue la mise à mort que les différentes sociétés se sont arrogées le droit d’appliquer pendant des millénaires. Les modalités adoptées nous font aujourd’hui frémir d’horreur, mais elles paraissaient, à leur époque, tout à fait légitimes et attiraient un nombreux public friand de ce type de spectacle : la crucifixion dans l’antiquité, l’empalement ou l’écorchement vif au moyen-âge, l’écartèlement pour les régicides sous l’ancien régime, le supplice de la roue pour les autres (le condamné était fixé à une croix et se voyait briser les articulations des jambes et des coudes puis était placé sur une roue où on le laissait mourir). La guillotine apparue à l’époque de la révolution française, constitua alors, une invention des plus humanistes, car elle provoquait une mort instantanée et sans souffrance. Ce qui n’est pas le cas encore aujourd’hui dans les Etats américains qui pratiquent l’électrocution sur la chaise électrique : les malheureux qui y sont soumis grillent de longues minutes, avant de succomber,
▪       les brutalités domestiques, faites aux femmes par leurs maris : en France, en 2001, on évalue encore à 1,35 million le nombre de femmes victimes,
▪       les mauvais traitements affligés aux enfants par leurs parents (pour l’année 2002, l’enfance en danger représentait 86.000 situations),
▪       les agressions sexuelles : Georges Vigarello décrit, dans son « Histoire du viol »(1), comment pendant longtemps, une même réprobation réunissait la victime et l’agresseur, coupables l’un et l’autre d’atteinte au lignage, ce qui se vit encore en Turquie où il n’est pas rare que la jeune fille violée soit tuée par sa famille pour laver l’honneur entaché !
▪       la violence sexiste : l’infibulation (coudre les lèvres du sexe de la femme) et l’excision (ablation du clitoris) sont encore pratiquées en Afrique. Chaque année, 2 millions de fillettes viennent s'ajouter aux 135 millions d’enfants et de femmes déjà victimes. Mais au sein de leurs communautés, non seulement, ces pratiques millénaires sont justifiées, mais les mères sont les premières à  veiller à ce que soient pratiquées ces mutilations, à la puberté de leurs filles, afin d’être sûr qu’elles pourront trouver un mari !
▪       la violence économique : en 2000, 10,8 millions d’enfants de moins de cinq ans sont décédés dans les pays pauvres (60% de cette mortalité pourrait être évitée à l’aide de programmes de prévention, mais il est bien plus essentiel de dépenser plus de 100 milliards de $ pour s’emparer des champs pétrolifères irakiens !). Les attentats du World Trade Center ont ému beaucoup de monde. Chacune des tours concernées étaient occupées par 40.000 personnes. 40.000, c’est le nombre d’enfants qui meurent chaque jour dans le monde du fait de la malnutrition ou de maladie qui pourraient être traitées. Voilà deux violences qui n’ont pas le même statut. La première a fait la une des journaux pendant des semaines, la seconde trois lignes en 6ème page.
▪       La violence conjoncturelle : les mêmes faits et évènements peuvent, en outre, faire horreur à un moment donné et être justifiés à un autre : un soldat qui recevra la médaille de la bravoure pour avoir réussi à éliminer, à lui tout seul, une dizaine d’ennemis, sera condamné comme « serial killer », s’il essaie de reproduire son exploit dans la vie civile, un même individu n’hésitera pas une seule seconde à foncer la tête la première dans une mêlée de rugby, sur un terrain de sport, mais évitera de le faire au moment de rentrer dans un bus en période d’affluence.

On pourrait multiplier à l’envi, ces illustrations.

Il est donc extrêmement difficile de donner une définition atemporelle de la violence, tant celle-ci semble surtout correspondre à ce qu’une société considère, à un moment donné comme tel.

Pour ce qui nous concerne, dans notre société occidentale et démocratique, l’on peut considérer qu’est violence toute atteinte physique, morale ou psychologique qui s’en prend à l’intégrité ou à la dignité de la personne.

 

Tout bourreau n’a-t-il pas d’abord été une victime ?

Comment expliquer ce déchaînement de la violence chez l’être humain ?

Alice Miller est connue pour sa thèse qui situe les racines de la violence dont souffre la société dans la maltraitance subie par des millions de personnes dans leur enfance (1). Un adulte opprimé peut haïr son tourmenteur. Un enfant subissant des mauvais traitements de la part de ses parents ne peut se retourner contre ceux qu’il aime le plus au monde. Il refoule donc des affects (colère, vengeance...) qui se transforment en violence tournée vers les autres (cruauté, délinquance...) ou contre lui-même (toxicomanie, suicide...).

S’il est difficile de faire de la maltraitance infantile la seule et unique source de la violence sociale, cette hypothèse est néanmoins fort intéressante : elle permet de gommer l’opposition entre celui qui subit et celui qui agit la violence. Dès lors, intervenir pour permettre à chaque enfant de bénéficier de la prévention et de la protection des adultes ne serait pas tant une action altruiste en direction de la fraction la plus jeune de la population qu’une démarche collective susceptible de mieux faire fonctionner une société plus respectueuse et moins violente.

« L’enfant est le père de l’homme » ont pu affirmer certains penseurs. C’est dans la façon dont on traite les enfants d’aujourd’hui que se construira le monde adulte de demain.

Une étude récente réalisée dans le département de l’Isère et portant sur 325 dossiers de mineurs délinquants, trace un profil de ces jeunes digne des « damnés de la terre » : pauvreté économique des familles, inactivité et alcoolisme des pères, fratrie nombreuse, violence familiale, parents séparés, itinéraire scolaire sinistré, ghettoïsation de l’habitat, insertion professionnelle compromise... Le tableau est plutôt effrayant.

Une autre étude, menée par le CERC (3), évalue à un million le nombre d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté (soit 8% des moins de 18 ans).

Alors, ils cassent, agressent et volent... mais il leur arrive aussi de s’auto-mutiler, de tenter de se suicider (et d’y arriver parfois, pour 30 d’entre chaque jour, en moyenne) ou encore de se droguer.

Leur vie ne semble avoir de sens qu’au travers de la violence tournée vers les autres ou vers eux même. Il est parfois bien difficile de comprendre ce qui les amène à se conduire ainsi et encore plus de pardonner certains de leurs terribles actes.

Et pourtant, finalement, ce ne sont encore que des enfants en cours de construction, capables de changement et d’évolution.

Simplement, quand on prend le temps de regarder leur itinéraire de vie, on est souvent stupéfait des épreuves par lesquelles ils ont dû passer. Et on se met à penser que peu d’adultes aurait sans doute réussi à résister à de telles pressions.

S’ils s’opposent aux efforts de réinsertion sociale qui sont déployés à leur égard, c’est sans doute qu’avant de trouver leur place, ils ont tant de choses à régler. On pourrait penser que l’action engagée pour eux ne sert pas à grand chose. Mais, tout cela n’est pas toujours à terme si vain qu’on pourrait le croire.

Enfants sans espoir, ils ont besoin qu’on croit pour eux et que l’on croit en eux. C’est là peut-être le seul fil ténu qui les sépare de l’abîme. Il doit bien exister quelque part un adulte qui ne va pas confondre ce qu’ils sont avec ce qu’ils font, qui va leur donner un peu de la confiance si nécessaire pour se sentir aimé et qui va leur montrer le chemin du possible. Et si c’était un animateur ?

Comment l’animateur peut intervenir ?

Il faut se garder de deux confusions.

La première consiste à identifier la violence au conflit. Contrairement à l’idée reçue qui le charge d’une lourde connotation négative, le conflit est inhérent à la relation humaine. Emmanuel Kant, présentait l’être humain comme doté d’une « insociable sociabilité » : l’homme, affirmait-il est animé d’une double et contradictoire tendance à « entrer en société » en même temps que d’ une « répulsion générale à le faire », d’une volonté à la fois à s’associer pour décupler ses potentialités et à la fois d’une forte propension à s'isoler de la société, afin d’orienter le cours des évènements dans le sens de ce qui lui est propre. Confronté à ses semblables pour vivre à leurs côtés, il ne peut donc qu’entrer en conflit avec eux. C’est cette conflictualité qui est à l’origine de sa créativité et de sa capacité d’évolution. La socialisation passe par un temps de confrontation incontournable autour des besoins, des valeurs et des intérêts de chacun. La contradiction est ce qui fait avancer le monde. Entrer en relation avec l’autre, c’est tenter de trouver la juste distance entre soi et les autres, entre imposer totalement ses intérêts et son point de vue et se soumettre totalement à l’autre.

Seconde confusion, toute aussi fréquente, celle qui identifie agressivité et violence. Les psychanalystes affirment que l’enfant qui vient au monde n’a d’autre choix que de se battre pour exister en son nom. Il lui est nécessaire de s’extirper de la fusion parfaite et de la complétude absolue qui le relient à sa mère. S’il veut accéder à une vie psychique différenciée, il va devoir opérer le meurtre de cette relation archaïque. Grandir constitue dès lors un acte agressif fait de séparation et d’individuation. La maturation sexuelle et psychique de l’adolescence vient réveiller la brutalité de ces pulsions de violence, un moment assagies . Le jeune n’a d’autre choix que d’orienter cette violence soit vers l’extérieur, soit vers l’intérieur.  L’agressivité apparaît donc ici comme une pulsion indispensable en ce qu’elle permet la différenciation et l’affirmation individuelle. Elle doit permettre à chacun de s’affirmer et de se structure

Le conflit et l’agressivité sont en soi ni positifs, ni négatifs. Ils peuvent être utilisés de façon constructive ou destructrice. C’est un potentiel de dynamisme et d’énergie qu’il faut, par l’éducation,  savoir orienter et utiliser d’une façon efficace et utile.

La violence, elle, intervient comme une forme de dégénérescence de l’agressivité et du conflit et d’échec de la communication. Elle annule la différence et fait passer l’autre de sujet à l’état d’objet. Elle limite la relation à l’autre à l’unique perspective qui ne propose de sortir de la confrontation que dans la position de gagnant ou de perdant.

 

Les réponses possibles à la violence

Notre époque est largement dominée par la discrimination et l’exclusion, la compétition l’emportant bien trop souvent sur les attitudes de solidarité.

La réponse citoyenne n’est pas coincée entre le Charybde de la violence et le Scylla du repli sur soi.

Une autre voie est possible : celle de l’apprentissage de la maîtrise de cette violence et de l’initiation à une approche constructive du conflit. Cette possibilité s’appuie sur la conviction fondamentale qui veut que tout individu a la capacité de se transformer en sortant de sa confusion et en retrouvant une liberté d’action constructive.

L’approche non-violente du conflit s’appuie sur trois notions essentielles :

▪       le recentrage sur l’objet de l’antagonisme pour éviter, autant que faire se peut, les rivalités individuelles. Ce n’est pas l’individu qui doit être visé, mais le comportement adopté ou l’acte commis. Ce qui doit être remis en cause, c’est ce qui a été fait et non la personne en tant que telle. Le sujet, s’il se sent agressé dans son existence est tenté d’adopter une attitude d’autodéfense qui se bloque au stade d’un mécanisme de protection, de réflexe de survie. S’il ne se sent pas menacé dans son intégrité, il acceptera plus facilement de prendre la distance nécessaire et de reconnaître la place de l’autre.
▪       la médiatisation qui cherche à éviter une dualité destructrice.

Plusieurs méthodes sont possibles :

▪       l’arbitrage : un tiers tranche en désignant qui a raison, qui a tort. La pratique sportive habitue à ce type de pratique. Mais, c’est aussi le rôle des juges,
▪       la conciliation : recherche d’une solution de compromis, chacun acceptant,
▪       la médiation : renouer les fils de dialogue pour permettre aux interlocuteurs de trouver une solution qui respecte les intérêts de chacun.

Dans tous les cas il s’agit de trouver un temps pour parler, pour exprimer clairement l’objet du conflit, résumer les problèmes en identifiant clairement leurs causes et explorer les solutions possibles. Cela demande assurément de l’énergie, du temps et de l’imagination. Cela nécessite, en outre, que chacun exprime son point de vue sans dénier celui des autres et entre dans une écoute active avec la volonté réelle de comprendre.

▪       Ce qui passe par la gestion des émotions : écouter et maîtriser L’angoisse, la honte ou la violence constituent des réactions frustrées aux pulsions de peur, de colère ou de stress qui n’ont été ni bien écoutées, ni bien canalisées, ni suffisamment maîtrisées. Cela est vrai pour les adultes, mais encore plus vrai pour les enfants et les jeunes qui sont encore plus facilement envahi par leurs affects et prisonniers de l’immédiateté des réponses, sans médiation de la pensée pour relativiser les choses. Accéder à la compréhension des sentiments qui nous animent, c’est apprendre à mieux gérer nos états internes et à faire le tri de nos peurs et de nos rages. C’est à une véritable intelligence émotionnelle qu’il faut accéder, en apprenant à identifier, nommer, comprendre, exprimer et utiliser positivement nos émotions, sous peine d’en devenir les esclaves. C’est progressivement que l’enfant va acquérir les outils mentaux qui lui sont nécessaires pour apprendre à gérer ses affects. L’adulte est là pour l’y aider.

 

Jacques Trémintin - Mai 2004

 

A lire :

Isabelle Filliozat  « L’intelligence du coeur- Rudiments de grammaire émotionnelle » (1997), « Au cœur des émotions de l’enfant –Comprendre son langage ses rires et ses pleurs » (1999),« Que se passe-t-il en moi ? Mieux vivre ses émotions au quotidien », (2001) éditions Jean-Claude Lattès. « Conflit : mettre hors-jeu la violence »  B. Bayada, Guy Boubault, Anne-Catherine Bisot, G. Gagnaire, Chronique Sociale, 2000,

Alice Miller « C’est pour ton bien » (1985), « L’enfant sous terreur » (1986), « Abattre le mur du silence » (1991) Aubier, « Libre de savoir » (2001), Flammarion