Interventions
AFIREM 2004 Lille
Attaque des liens familiaux, attaque des liens sociaux
L'adolescence est une période extrêmement dynamique dans la vie de l'individu. C'est l'époque des métamorphoses à tous les niveaux : biologiques, hormonaux, affectifs, relationnels, psychologiques, sociaux, personnels...Les travaux sur cette classe d’âge sont multiples et très riches. La connaissance qu’on peut en tirer commence à être étendue, sans toutefois réussir à être exhaustive.
Car chaque individu recèle en lui une complexité liée à son histoire familiale et individuelle, qu’aucune encyclopédie de psychopédagogie aussi fournie soit-elle n’arrivera jamais à mettre vraiment à jour.
Mon propos de ce matin va donc se contenter d’effleurer quelques généralités qui me permettent au quotidien de faire face aux manifestations et aux comportements des adolescents que je côtoie dans ma pratique d’éducateur spécialisé.
Je vais aborder quelques traits caractéristiques de cette classe d’âge, avant de repréciser les attitudes adultes qui m’apparaissent les plus à même de répondre aux défis que nous lancent les jeunes.
Je terminerai par des considérations sur les conséquences de ces interactions entre adultes et jeunes au regard de l’intégration sociale de ces derniers.
De la quête de l’adolescent ...
On connaît bien les manifestations essentielles de la puberté chez l’être humain. Le jeune est en croissance physique rapide. Il adopte une apparence dégingandée et malhabile. Sa voix mue. Il sent en lui des forces nouvelles qui l'incitent à changer d'attitude. Il n'a plus envie d’être le petit enfant sage qui est à l'écoute de ses parents. Il veut s'affirmer et voler de ses propres ailes. Il cherche à se prouver à lui‑même comme aux adultes qu'il peut bien se débrouiller tout seul et qu’il n’a plus besoin d’eux !
Il se permet plus facilement de critiquer (quand il n'est pas dans la contestation systématique) et est facilement dans une relation de défi à l'égard de ceux qui lui sont le plus proche. C'est l'éternel jeu du "qui perd gagne". Qu'il l'emporte ou non dans son opposition à l'adulte, l'ado a de toute façon gagné, car il lui a tenu tête.
Ayant acquis de nouvelles capacités physiques jamais atteintes jusqu'alors, il en est très fier et cherche à les mettre en œuvre, que ce soit dans la confrontation sportive ou dans la recherche de pratiques les plus extrêmes.
Les bouleversements qu'il sent en lui, le poussent à chercher à l'extérieur une stabilité manquante. Mais ce n’est pas le cocon familial vers lequel il se tourne. C’est l’époque des bandes de copains du même sexe, préalable incontournable à la rencontre avec le sexe opposé. Chacun(e) se rassure avec celui (celle) qui connaît les mêmes sensations et transformations. Mais, c’est aussi la quête idéaliste de la vérité, de la sincérité et de la justice. C'est là l'occasion d'intenses et longues discussions au cours desquelles il teste ses opinions et sa capacité à penser par lui-même.
Que c’est difficile pourtant, parfois, de devenir grand. Cette perspective l’attire et, en même temps, elle lui fait peur ! Après s'en être remis pendant plus de 10 ans aux règles parentales qui lui ont apporté sécurité et équilibre, le jeune va devoir se constituer son propre code de conduite personnel qui lui permettra d'affronter le vaste monde et de faire des choix sans s'en remettre à l'adulte. Ce dernier ne va bientôt plus être là pour dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Bien sûr, l’adolescent n’hésite pas à demander encore conseil. Mais, c’est parfois pour affirmer aussitôt qu’il est assez grand pour savoir ce qu’il a à faire. Période compliquée s’il en est où l’on est confronté à de nombreuses réalités contradictoires : recherche à la fois de limites et de libertés, de confirmation de ses appartenances et d’autres modèles d'identification, de réassurance et de prise de responsabilité.
On ne peut comprendre cet âge, si on perd de vue cette ambivalence permanente.
C’est que l’adolescent sent en lui une puissance nouvelle à laquelle il n’a pas été habitué. Force physique qui lui permet de se mesurer aux adultes, pulsions qui le portent vers la recherche d’une complétude avec l’autre, poussées d’hormone qui réactive fortement ses tendances agressives. Tout cela le fascine et l’inquiète à la fois.
Jusqu'où peut‑il aller ? C'est la question qu’il se pose.
Pour y répondre, il va expérimenter et surtout être très attiré par la transgression des interdits. Il ne peut plus se contenter de respecter les limites qu’on lui a fixées jusqu’à présent. Il se doit d’aller les tester, peut-être pour vérifier leur pertinence ou leur solidité, peut-être pour mesurer son nouveau pouvoir.
Les passages à l’acte sont alors une tentation irrépressible chez lui.
L’agir remplace l’élaboration psychique. Plutôt que de dire les choses, il les « fait » et constate ensuite ce que cela donne.
Autre motivation, celle de la mise à l’épreuve. En agissant, il veut parfois simplement savoir si vraiment on l’aime, si vraiment on tient à lui.
Une telle réaction est tout à fait normale. Il n’y a pas lieu de s’en inquiéter comme on le ferait pour une manifestation de grave dysfonctionnement.
... à la réponse de l’adulte
Qui dit « normale » ne dit pas qu’on ne doit pas s’y intéresser ou qu’il faille éviter de réagir. Bien au contraire !
Un peu effrayé par la toute-puissance qu’il sent chez lui et qui le pousse à vouloir faire « ce qu’il veut », « quand il le veut », le jeune exprime le besoin qu’on lui oppose un cadre structurant à partir duquel il va se construire.
Ce qu’il veut, finalement c’est que ses parents lui apporte une réponse qui soit faite à la fois de compréhension et de tolérance mais aussi de rappel à la règle et à la loi.
Ce qu’il demande en réalité, c’est bien que l'adulte lui donne des repères, l’accompagne dans la reconnaissance et l'apprentissage de la marge de manœuvre dont il dispose : ce qui est possible de faire et ce qui ne l'est pas, ce qui est négociable et ce qui ne l'est pas face à une réalité qui s'impose quelque soit le désir de chacun.
Il n’en reste pas moins que cette recherche de confrontation plus ou moins permanente constitue une épreuve usante et particulièrement stressante pour les adultes qui côtoient l’adolescent.
Car, ce qui compte surtout pour le jeune, c’est de sentir face à lui une résistance, quelqu’un qui va accepter son défi et qui par son énergie et sa ténacité, lui propose de fait les limites dont il a tant besoin.
Tout au contraire, prendre au pied de la lettre leur revendication de « pleine liberté » ne ferait que les insécuriser et les plonger dans l’incertitude et l’inquiétude.
L’ensemble de ce processus est vécu par chacun de façon originale. Son déroulement dépend étroitement de l’interaction entre le jeune et son entourage. Il s’agit là d’une mise en tension.
Le comportement adéquat se situe dans un juste équilibre entre « resserrer les boulons » et « lâcher la bride sur le cou ».
Sauf que l’adulte a de grandes chances d’en faire toujours trop ou pas assez dans un sens ou dans l’autre.
Selon sa propre humeur, sa conviction, son expérience, il va opter plus pour telle attitude ou telle autre, sans aucune espèce de garantie de tomber juste à chaque fois.
Car ce qui complique encore les choses, c’est que cela peut changer à chaque instant. En la matière, il n’y a aucune recette : ce que l’on réussit à un moment, on peut le rater dans l’instant qui suit, que l’on décide de continuer sur le même registre ou au contraire de changer de modalité de réponse.
Cette approche au feeling se fait au quotidien.
Ce qui est visé ce n’est pas l’acquisition immédiate mais au long terme.
Et, c’est bien ce cheminement qui va le rendre apte à intégrer ou non les implications de la socialisation.
Trouver sa place au sein de la société
L’un des objectifs que cherche à atteindre l’éducation, c’est bien d’amener tout enfant à être capable de déchiffrer et d’interpréter tant son propre comportement, que celui d’autrui, afin de pouvoir faire des choix pertinents dans ses relations sociales.
Cette interaction permanente entre le sujet et son environnement est nécessaire tant à sa propre survie (il lui faut agir pour exister face aux autres et préserver ses propres intérêts) qu’à sa relation avec les autres (il doit tenir compte de leur place et les respecter).
Ce positionnement ne peut s’effectuer qu’en mettant en œuvre plusieurs compétences.
Une compétence cognitive tournée vers l’extérieur, tout d’abord, qui permet d’évaluer, de découvrir, de jauger et d’inventorier ce qui se passe en dehors de lui.
Une compétence cognitive tournée vers l’intérieur, ensuite : apprécier ce qui se passe en soi et la façon dont les pulsions, les désirs et les craintes qui commandent ses attitudes et qui peuvent entrer en contradiction avec les valeurs éducatives qui lui ont été inculquées.
Compétence de synthèse, enfin qui réside dans l’aptitude à établir l’équilibre entre ce qui nous pousse à agir et les contraintes externes qui nous rappellent à la réalité et à ses limites.
Ces compétences n’adviennent pas du jour au lendemain. Il faut un long cheminement pour que le petit d’homme les assimilent et soit capable de les mettre en œuvre d’une manière autonome, sans n’avoir plus besoin pour cela de la présence de l’adulte.
Et c’est bien l’acquisition de ces compétences qui permettent d’accéder à une relation respectueuse tant de soi que des autres. Cet équilibrage est alors marqué par la tolérance à la frustration, la capacité à sublimer les insatisfactions auxquelles on peut être confronté, l’aptitude à sacrifier ses impulsions immédiates contre la promesse de satisfactions futures, l’acceptation de reconnaître sa responsabilité et sa culpabilité sans se sentir anéanti et nié pour autant, la capacité à transposer ses expériences lorsque vient le moment de combattre une tentation...
De la façon dont le tournant de l’adolescence est géré, va dépendre l’acquisition de ces compétences, compétences incontournables pour trouver sa place dans la société.
Trouver une société qui donne sa place à la jeunesse
On parle facilement de la difficulté pour les jeunes à intégrer le lien social, on parle un peu moins des difficultés pour notre société à intégrer les jeunes.
Dans la recherche des causes de l’attaque du lien social par les jeunes générations, il est de tradition que s’opposent d’un côté ceux qui évoquent avant tout des causes internes à ceux qui privilégient des causes externes.
Je préfère, quant à moi, m’inscrire dans une combinaison de ces facteurs, plus que dans leur opposition.
Je me propose de terminer cette intervention, en évoquant les évolutions sociologiques récentes quant aux conditions d’autonomisation que réserve notre société aux jeunes générations.
Quand on voit le poulain se dresser sur ses pattes quelques minutes à peine après sa naissance et se mettre à trottiner, maladroitement d'abord, puis de plus en plus assuré, on mesure la fragilité du petit d'homme.
De toutes les espèces animales, l’être humain semble l’une des seules à accéder si tardivement à la pleine autonomie.
On sait que ce qui aurait pu constituer un handicap majeur pour la survie de l’espèce est devenu un facteur essentiel à son expansion. Car ce qui n’est pas donné d’emblée par la nature est apporté par la culture. La place de l’éducation est considérable pour l’édification de la personnalité qui est bien moins dominé par l’instinct que par les comportements assimilés par l’apprentissage.
Le délai pour accéder au stade adulte a souvent évolué dans l’histoire.
On a pu considérer à certaines périodes que l’âge de raison fixé à 6 ans était le moment où tout basculait. Puis cette limite a reculé d’abord à la puberté, puis à la fin de l’adolescence, pour accéder aujourd’hui à un nouvel âge « les jeunes adultes » qui repousse entre 25 et 30 ans la limite pour être considéré comme citoyen à part entière.
Entre 1981 et 1995, l’âge moyen de sortie de la scolarité est passé de 18 à 21 ans, celui de l’obtention du premier emploi, de 20 ans à un peu moins de 23, celui de la mise en couple de 23 à 25 ans et enfin celui de la naissance du premier enfant de 26 à 29 ans.
En 1982, les hommes sans diplômes trouvaient un emploi stable vers 21 ans. Il leur faut attendre aujourd’hui 25 ans. Ils étaient 90% à en bénéficier à l’âge de 30 ans. Ils ne sont plus aujourd’hui que 78%.
En 1997, 44% des jeunes hommes de 17 à 28 ans occupent un emploi précaire (38% chez les jeunes femmes), contre moins de 8,5% pour l’ensemble des salariés.
Enfin si, entre 1987 et 1993, le salaire moyen en Francs constants de l’ensemble des salariés a progressé de 11%, celui des jeunes entrant sur le marché du travail a diminué de 4,2%.
Plus de chômage, plus de situations précaires et moins de revenus. Le résultat ne s’est pas fait attendre : en 1970, l’écart des revenus entre les ménages des 25-29 ans et ceux des 50-59 ans était de l’ordre de 10%, il est passé à 25% en 1990 et est aujourd’hui d’environ 40%.
La situation de grande pauvreté qui concernait encore le secteur des personnes âgées jusqu’aux années 1970 s’est déplacée vers une jeunesse en proie aux plus grandes difficultés pour entrer dans la vie active d’une manière décente.
Paradoxalement, cela se passe, alors même que jamais la scolarité n’a été aussi longue, jamais les diplômes obtenus n’ont été aussi nombreux, jamais le niveau de qualification n’a été aussi élevé.
Ces chiffres démontrent la prolongation de la période de transition et le moratoire généralisé portant sur la prise d’activité professionnelle, l’accès à des ressources décentes, la formation des couples et l’accès à la parentalité.
Cette réalité inverse, quelque peu, les données du problème.
Si les difficultés existent bien chez les jeunes, comme nous l’avons vu, pour intégrer les implications du lien social, la société met tout en œuvre pour rendre encore plus complexe cette dynamique. Alors que la jeunesse accède progressivement aux capacités à vivre d’une manière autonome, elle est empêchée à le faire par les conditions socio-économiques qui lui sont imposées.
Attaque des liens familiaux, attaque des liens sociaux, la problématique est, comme on vient de le voir, complexe et justifie de multiples entrées pour pouvoir intégrer le faisceau des réponses diversifiées que l’action sociale se doit de mettre en œuvre pour relever le défi d’une jeunesse qui renvoie avant tout au monde adulte ses propres incohérences et ses propres difficultés. Et c’est peut-être cela qui nous est le plus insupportable à accepter. Je vous remercie.
Jacques Trémintin - Juin 2004