Chevassus-au-Louis Nicolas - Le conspirationisme

Journaliste indépendant, Nicolas Chevassus-au-Louis collabore à plusieurs périodiques, dont Médiapart. Titulaire d’une licence d'histoire et d’un doctorat en biologie, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont une passionnante radiographie des mécanismes du conspirationnisme, Théories du complot, First, 2014 qui permet de nous guider dans les méandres du complotisme et à mieux nous y retrouver.
 
JDA : Comment définissez-vous le complotisme ?
Nicolas Chevassus-au-Louis : Le complotisme, synonyme de conspirationnisme, peut être défini à partir du discours qu’il tient : chercher à démontrer que tout ou partie de l'histoire du monde est régie par des puissances invisibles, agissant secrètement et ourdissant des complots. Il est important de préciser que le discours conspirationniste ne relève pas de la rumeur, que l'on se contente de colporter : il s'agit vraiment de démontrer que la thèse proposée est la bonne, et que « la vérité officielle » (terme qu'utilisent abondamment les conspirationnistes) est un mensonge. Si on rentre dans le détail, il existe deux niveaux de discours conspirationnistes. Le premier traite d'un événement traumatique (attentat, accident d'avion, disparition de personnalité, catastrophe naturelle) et entend prouver que le récit qu'en donnent les autorités (« la vérité officielle ») est faux, et que l'évènement en question a, en réalité, été provoqué par un complot. Le second niveau de discours conspirationniste passe de ces « petites » théories du complot à une « grande » théorie du complot qui entreprend de relier ces différents évènements traumatiques en un tout cohérent, et plus généralement de décrire l'histoire du monde, comme procédant de l'action de puissances invisibles. Selon les obsessions des uns et des autres, il peut s'agir des services secrets américains, des Juifs, des Illuminati, etc...
 
JDA : Comment expliquez-vous le succès récent du conspirationnisme qui semble avoir fait irruption, comme une fièvre soudaine ?
Nicolas Chevassus-au-Louis : En fait, il faut rappeler que le conspirationnisme n'a rien de récent. Il apparaît, sous sa forme moderne, à la fin du XVIIIème siècle, dans les milieux monarchistes, pour expliquer cet événement immensément traumatique pour eux, qu'est la Révolution française. Pour l'abbé Augustin de Barruel, dont les « Mémoires  pour servir à l'histoire du jacobinisme » (1797) connaissent un immense succès, la Révolution est née d'un complot de la franc-maçonnerie, et en particulier de la sous-branche constituée par les Illuminati de Bavière. Tout au long du XIXème siècle, véritable âge d'or du conspirationnisme, ce discours est répété, repris, réélaboré par une multitude d'auteurs. Du complot des francs-maçons, on passe progressivement au complot des Juifs puis, au XXème siècle, des communistes, les trois figures pouvant fusionner en une seule. Il est important de souligner que le conspirationnisme est, historiquement, une idée d'extrême droite. Je ne suis donc pas persuadé que l'on puisse parler de « succès récent » du conspirationnisme, mais plutôt d'un retour en force de vieilles idées, qui se diffusent certes plus vite (grâce, en grande partie, à internet). Il faut aussi souligner que le succès du conspirationnisme n'est qu'un aspect de la diffusion mondiale de l'influence culturelle américaine, les États-unis étant le pays par excellence où les idées conspirationnistes n'ont jamais cessé de circuler, contrairement à l'Europe où elles deviennent très marginales entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les attentats du 11 septembre 2001.
 
JDA : Pourquoi a-t-on le sentiment que plus on s’oppose aux arguments complotistes, plus cela semble les renforcer ?
Nicolas Chevassus-au-Louis : Parce que les discours conspirationnistes les plus globaux, ceux qui entendent expliquer l'ensemble de l'histoire, fonctionnent comme une foi manichéenne, opposant un bien, très minoritaire, à un mal, omnipotent. Dès lors, toute objection apparaît comme une nouvelle manifestation du mal et du complot, ce qui confirme dans la conviction que ce dernier est partout.
 
JDA : Comment peut-on réussir  à contrer la logique complotiste ?
Nicolas Chevassus-au-Louis : A mon sens, ce qui permet le mieux de contrer le complotisme, c’est de démontrer son mode de fonctionnement qui est toujours basé sur la même rhétorique et la même argumentation que l’on peut résumer à trois registres systématiques. Premièrement, instaurer le doute, en montant en épingle les incohérences apparentes des explications données à un événement traumatique par les autorités. Quiconque a un jour échangé avec un tenant d'une théorie du complot se souvient sans doute de son « tu ne trouves pas cela bizarre, toi ? », que, par exemple, aucune image du corps de Oussama Ben Laden n'ait été diffusée ou que les forces de l'ordre aient dû tirer plusieurs centaines de coups de feu contre le seul Mohammed Merah retranché dans un appartement. Deuxièmement, montrer que certains États ou certains groupes avaient intérêt à ce que l'évènement traumatique en question se produise. C'est là une reprise de la vieille maxime latine Is fecit, cui prodest (Celui qui l'a fait, c'est celui qui en profite). Troisièmement, disséquer les éléments d'information disponibles sur cet événement traumatique, pour en extraire d'infimes détails susceptibles d'être utilisés pour construire une version « alternative » de l'évènement.
 
JDA : Quelle attitude conseillez-vous à un animateur confronté à un groupe de jeunes porteur de théories complotistes ?
Nicolas Chevassus-au-Louis : Il me semble que le mieux à faire est de disséquer avec eux la rhétorique d'un discours conspirationniste affirmant qu'un événement considéré par presque tout le monde comme réel – les alunissages des missions Apollo – n'a en fait jamais eu lieu, la NASA ayant falsifié les images pour justifier l'augmentation de ses crédits (le fameux Cui Prodest ?). On trouve aisément sur internet des vidéos entendant démontrer qu'aucun astronaute américain n'a jamais marché sur la Lune. Leurs arguments sont un condensé de la rhétorique conspirationniste, mais il est assez aisé de montrer combien ils sont fallacieux. Ces vidéos conspirationnistes montrent, par exemple, la bannière étoilée américaine flotter horizontalement, comme s'il y avait du vent. Or, puisqu'il n'y a pas d'air sur la Lune, elle devrait tomber en berne, expliquent les commentaires, qui en déduisent que les images ont été tournées sur Terre. On trouve là une faille typique du pseudo raisonnement conspirationniste. Certes, il est possible que les images aient été tournées sur Terre. Mais il est aussi possible, et autrement plus probable, que la force de gravité très faible qui existe à la surface de la Lune fasse que le simple mouvement de l'astronaute plantant le drapeau dans le sol suffit à lui donner l'apparence d'un mouvement semblable à celui que lui conférerait le vent sur Terre. En partant du discours conspirationniste sur la réalité des missions lunaires américaines, il me semble que l'on peut montrer aux jeunes ces faux raisonnements, qui sont ensuite repris à foison dans d'autres discours, comme sur les attentats du 11 septembre.


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Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°162 ■ octobre 2015