Risque et responsabilité

Risque et responsabilité : quand l’évolution devient dérive

Jusqu’où peut-on prendre des risques ? C’est à ce sujet explosif qu’est consacré notre dossier de cette rentrée septembre. Entre ceux qui, manifestement imprudents, mettent en péril l’enfant et ceux qui, en le surprotègeant, ne font que l’étouffer, comment garantir un espace lui permettant de grandir sereinement ? Mais les adultes ont-ils encore les possibilités et/ou l’envie de s’exposer pour lui donner les moyens de son autonomisation ? Ce sont ces questions qui serviront de fil rouge à une réflexion qui a pour seule ambition d’ouvrir le débat.

Le 18 mai 2000, un terrible drame survient à Brest : une petite fille de six ans meurt, étranglée par sa corde à sauter qui était restée coincée dans l’un des montants d’un toboggan. A l’émotion légitime, vint se rajouter une enquête pour identifier d’éventuelles responsabilités. Comme chacun le  sait, la fatalité n’existant pas, il fallait trouver un responsable ! On pouvait s’attendre à ce que soit mis en examen le fabriquant de la corde à sauter ou du toboggan, pour homicide par imprudence. Penser donc, ils auraient quand même du imaginer, l’un ou l’autre, qu’un enfant pouvait être mis en danger par leur matériel et prendre les précautions pour éviter tout risque. On ne sait pas finalement ce qu’il advint, la presse ne donnant pas la suite prise par la procédure. Que tout constructeur de jeux pour enfants prenne en compte les risques inhérents à l’utilisation de son matériel est une très bonne chose. Mais que les normes deviennent de plus en plus sévères au point de rendre du jour au lendemain obsolètes des équipements ayant servi sans le moindre incident, durant des années n’est pas sans pose des questions.

 

« Garanti sans risque » ?

On peut se demander effectivement, si le célèbre « principe de précaution » n’est pas, parfois, utilisé avec quelque excès, provoquant une multitude de réflexes de prudence, la protection contre toute mise en cause de sa responsabilité aboutissant finalement surtout au blocage de toute initiative. Comment, en effet pouvoir imaginer toutes les conséquences malheureuses possibles de l’utilisation de son matériel ? N’arrivera-t-on pas bientôt à faire signer aux parents, avant toute utilisation d’un jeu par leur enfant, une décharge leur demandant de ne pas engager de poursuites en cas d’accident (comme le font déjà les hôpitaux avant toute opération) ? C’est en tout cas la précaution prise par les fabricants d’électroménager qui précisent dans le mode d’emploi des micro-ondes, que ces appareils ne sont pas faits pour sécher les animaux domestiques après leur bain. La rumeur veut que cette indication ait été rajoutée à la notice, après la décision d’un tribunal américain, condamnant un constructeur à indemniser une vieille dame qui avait voulu accélérer le séchage de son brave toutou, en l’enfournant dans le micro-onde ! Justification de la décision : cette utilisation n’était pas explicitement déconseillée ! A quand un bricoleur traînant en justice un fabricant de marteau au prétexte qu’il n’aurait pas explicitement précisé à l’acheteur que l’outil n’est pas fait pour se taper sur les doigts ?

 

Parents et professionnels

Le 17 mai 2000, à Nantes, une fillette de cinq ans, laissée seule par des parents qui s’étaient absentés pour faire une course, tombe par la fenêtre et se tue. Placés en garde à vue, pour s’expliquer sur les circonstances de cet accident, ces derniers ne seront finalement pas ennuyés. Au drame qu’ils vivent et à la culpabilité qu’ils porteront toute leur vie, le parquet n’a pas estimé devoir ajouter une stigmatisation judiciaire. Il a certainement eu raison. Mais, que ce serait-il passé si l’adulte responsable avait été un professionnel de l’enfance ? Dans de telles circonstances, la justice s’avère bien moins bienveillante. Le 16 novembre 1995, Benjamin, 10 ans, demande à sa maîtresse de CM2 de se rendre aux toilettes. L’enfant sera retrouvé, quelques minutes plus tard, pendu à la serviette de l’essuie-main : il avait voulu s’en servir comme balançoire et s’était étranglé. L’institutrice était jugée le 17 mai 2000 : une peine de six mois avec sursis était requise contre elle. Elle sera finalement relaxée. Faut-il, dorénavant, interdire toute fréquentation des toilettes aux enfants pendant la classe ou doter tous le wc des écoles de France et de Navarre d’une dame pipi ? Mais, un accident pouvant toujours arriver, une fois la porte fermée, l’adulte devra alors entrer avec l’enfant. Mais, surtout pas un homme, il risquerait de se faire accuser de pédophilie… On assiste depuis quelques années à un renoncement aux sorties scolaires et aux classes de découverte, les enseignants étant de plus en plus méfiants, craignant de voir ainsi leur responsabilité engagée non pour des actes d’imprudence caractérisée pour lesquels il est normal qu’ils rendent des comptes, mais pour ce qu’ils considèrent comme un risque de harcèlement judiciaire.

 

Dans les CVL aussi …

La situation n’est guère différente dans les Centres de vacances et de loisirs. Le 7 avril 2004, le petit Jonathan disparaît en pleine nuit d’une classe de découverte à Saint Brévin, en Loire Atlantique. Il sera retrouvé le 19 mai de la même année, au fond d’un étang à Guérande, ville distante d’une vingtaine de kilomètres. Terrible évènement qui  provoque une légitime indignation. La couverture médiatique qui s’en est suivie a pu faire accroire que les enfants confiés aux équipes d’animation étaient potentiellement en danger. Le ministère de l'Intérieur recense environ 45.000 disparitions de mineurs par an, dont 34.000 fugues. En 2004, il a enregistré 773 disparitions inquiétantes de mineurs. Jusqu’à plus ample informé, les enlèvements dans les centres de vacances et de loisirs se comptent depuis une vingtaine d’années sur les doigts d’une main. Statistiquement, un enfant est donc bien plus en danger quand il est sous la responsabilité de sa famille que lorsqu’il est confié à un centre de  vacances ! Cela n’a pas empêché Jeunesse et Sport de céder à la psychose ambiante : « suite à de récents évènements survenus dans le cadre d’accueils de mineurs hors de leur domicile parental, et devant l’inquiétude grandissante des familles, nous souhaitons mettre l’accent sur l’attention particulière qui doit être accordée à la sécurité des enfants, notamment la nuit, aux risques d’intrusion de personnes extérieures et à la prévention des sorties non contrôlées des enfants » (extrait d’un courrier adressé par une direction départementale Jeunesse et sport).

 

L’illusion d’une sécurité garantie

La fermeture la nuit des portes d’accès des bâtiments où sont hébergés les enfants, semble une très bonne idée … sauf en cas d’incendie où il est nécessaire de sortir le plus rapidement possible. Il faut donc penser à équiper tous ces bâtiments de portes de sécurité, s’ouvrant de l’intérieur et non de l’extérieur. Mais, n’y a-t-il pas un risque qu’un groupe de jeunes, trompant la vigilance des adultes et faisant le mur en pleine nuit, ne se trouve coincé pour réintégrer sa chambre et soit ainsi contraint de rester dehors toute la nuit, au risque de se faire agresser ? Il faudrait alors organiser une veille. Impossible de le demander aux animateurs qui devraient l’assurer en plus de leur journée de travail. On pourrait alors penser à recruter des gardiens de nuit qui resteraient éveillés et feraient des rondes toutes les heures. Mais le problème ne se pose pas que la nuit.  Il y a de multiples moments où un enfant peut disparaître, sans qu’on ne s’en aperçoive avant un certain temps. On n’imagine pas transformer le séjour en colonie militarisée, chaque enfant marchant au pas toute la journée derrière un moniteur qui ne le quitterait jamais des yeux. La solution ultime consiste-t-elle alors à équiper les enfants avec des colliers détecteurs (ou des bracelets que l’on pourrait fixer plus discrètement à la cheville) et de prévoir un personnel de surveillance identifiant en permanence sur un écran de contrôle l’endroit où chacun se trouve à dix kilomètres à la ronde ? Absurde ? Peut-être, mais ce n’est que l’aboutissement ultime de la logique sécuritaire.

 

Le mythe du risque zéro

Notre société a atteint un tel niveau de sophistication que la technologie s’est transformée en véritable démiurge. Le citoyen moyen ne tolère plus aucun échec. L’illusion que dorénavant, l’on pourrait tout contrôler, tout prévoir et tout dominer est telle que si le résultat de quelque action que ce soit ne correspond pas au résultat qui avait été prévu, ou pire si un accident intervient, c’est forcément qu’il y a eu erreur humaine. Et l’on doit alors absolument trouver des responsabilités, voire les coupables. Ce ne semble plus  possible d’imaginer que toute une série de facteurs puisse légitimement contrarier la réalisation de l’action engagée. La part d’impondérable disparaît progressivement au profit de l’exigence de garantie de réussite intégrale. La confusion est de plus en plus grande entre ce qui devrait être dans l’idéal et ce qui doit être dans la réalité. On s’enfonce progressivement, depuis quelques années, dans le syndrome du risque zéro. Attente paradoxale s’il en est, tant la demande de satisfaction absolue sur tout ce qui peut apparaître comme menaçant côtoie une demande tout aussi intransigeante de libertés individuelles. Or, plus la marge de manœuvre individuelle est grande, plus les risques sont grands. On ne peut assurer une sécurité maximale, qu’en instaurant une surveillance et une vérification étroite de leur mode de vie. Ce que peu de monde est prêt à accepter, car relevant alors d’une menace attentatoire pour les droits de l’homme.

 

La vie, c’est le risque

Le nombre impressionnant de disparitions d’enfants quand ceux-ci sont sous la surveillance officielle de leurs parents montre l’inanité de toute prétention à la vigilance permanente. Quel père ou quelle mère peut prétendre tenir son enfant sous une attention constante qui lui permettrait de savoir exactement à chaque instant où il se situe ?  Il sait où il est sensé se trouver, mais comme il ne peut humainement pas l’avoir tout le temps sous les yeux, il n’en aura jamais la certitude absolue. Même si leurs résultats sont incomparablement supérieurs en terme de sécurité des enfants placés sous leur responsabilité, les équipes d’animation ne sont pas plus infaillibles que les familles ! Alors même que la vie n’est que prise de risques permanente, on se refuse d’en assumer les conséquences. Eduquer un enfant, ce n’est pas le protéger dans un cocon, mais lui faire mesurer les dangers et lui apprendre à se confronter aux menaces, en évitant à la fois des circonstances manifestement dangereuses et à la fois une surprotection étouffante. C’est bien parce qu’on lui propose un minimum de marge de manœuvre qu’on lui donne la possibilité d’expérimenter le champ des possibles, d’identifier les limites et d’apprendre progressivement à s’autoréguler. L’accident intervient plus souvent quand l’enfant échappant à la vigilance des adultes se lance sans aucune notion du danger qui le menace, du fait même qu’il n’y a pas été préparé.

 

Entre sécurité et risque

Il est des adultes qui considèrent qu’il est nécessaire d’adopter à une éducation qui fasse prendre conscience aux enfants des difficultés de la vie. Les éduquer « à la dure » serait le meilleur service à leur rendre, pour leur permettre de se confronter à une existence qui ne fait pas de cadeau. Les épargner et les préserver seraient le meilleur moyen d’en faire de futures victimes, incapables de faire face au premier échec venu. A l’autre extrémité des convictions éducatives, il y a ces adultes, persuadés que l’enfant est par définition vulnérable et qu’il leur revient de le protéger le plus longtemps possible, pour lui éviter tout déboire. A l’image de la technique de management qui préconise la qualité totale du produit ou du service fourni au client, ces adultes sont persuadés que leur assistance se doit d’être infaillible. Les effets d’une éducation inspirée par l’une ou l’autre de ces conceptions ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, on risque d’obtenir un adulte certes plus débrouillard, mais ayant sans doute peu confiance dans l’autre et le vivant comme une menace potentielle. En outre, s’il n’a pas réussi à passer avec succès les épreuves endurées, son estime de lui même et sa confiance en soi pourront être entamées. Dans le second cas, on peut imaginer un adulte ayant acquis une sérénité et une sécurité intérieure favorisant un comportement stable et constant. Mais, on pourra aussi être confronté à un être moins réactif aux aléas de la vie, plus fragile et plus déstabilisable face aux complications.

 

L’enfant : le bien le plus précieux

Le comportement adéquat se trouve sans doute à juste distance de ces deux comportements extrêmes, articulant la dose nécessaire de sécurité avec une portion suffisante de confrontation au risque. A partir de sa propre histoire personnelle et familiale, de son expérience en tant que parent ou professionnel, de ses convictions, chacun va adopter une attitude qui penchera vers l’un de ces deux pôles. Mais absolument rien ne pourra le garantir d’un accident qui peut tout autant avoir des conséquences mineures que dramatiques. Pendant longtemps, la société ne s’en est pas formalisée. La mortalité infantile était si importante que les décès en bas âge étaient monnaie courante. On considérait que c’était la fatalité. Pour se protéger de la souffrance qui en résultait, on s’attachait moins à sa progéniture. La vie d’un enfant n’avait  pas forcément la même valeur, du simple fait que la nature se chargeait d’en faire disparaître un nombre non négligeable. De nos jours, les mentalités ont évolué. Et, nous ne pouvons que nous en réjouir. Le taux de mortalité infantile s’est littéralement effondré, tombant (du moins dans les pays du nord) de 120 pour 1000 en 1920 à aujourd’hui 5 pour 1000. L’enfant est considéré comme l’un des biens les plus précieux. Sa mort confine à l’inacceptable et à l’injustice la plus absolue. On peut imaginer la douleur infinie, on peut compatir à cette souffrance indicible de parents confrontés à la disparition brutale de leur enfant et comprendre, quand un tiers est impliqué leur exigence d’explications.

 

Cherche coupable désespérément

Mais, parfois, rien ne semble pouvoir consoler la famille. Quand une faute inexcusable a été commise, il est légitime que ceux qui en sont responsables rendent des comptes et soient sanctionnés. Mais, il arrive aussi que le travail de deuil emprunte la voie de la vengeance. Un peu comme s’il s’agissait de faire payer à tout prix quelqu’un, la projection haineuse contre l’autre apparaissant comme le seul moyen pour se déculpabiliser, canaliser son anéantissement et calmer un peu la douleur et la détresse face à la perte inacceptable de cet être cher entre tous qu’est l’enfant. Mais, on ne peut accepter de rentrer dans le mécanisme du bouc émissaire qui consiste à sacrifier un être humain pour tenter de calmer la détresse d’un autre. Si la société doit tout mettre en œuvre pour accueillir et accompagner l’horrible drame vécu par la famille et les proches, doit-elle pour autant céder à cette recherche vindicative de réparation ? C’est la logique de la justice rétributive qui trouve son origine dans la loi du Talion (« œil pour œil, dent pour dent »). La victime ne trouverait compensation de ce qu’elle a subi qu’à partir du moment où son agresseur serait soumis aux mêmes affres. Finalement, ce qui importe le plus, c’est qu’il souffre lui aussi. C’est à ce prix que ceux qui ont subi un dommage irrémédiable pourraient enfin retrouver la sérénité. Tout autre est la justice restaurative qui tente elle aussi de réparer le préjudice, mais avant tout, en rétablissant le lien et en dépassant le conflit. C’est l’esprit de la médiation. Mais, malgré les progrès réalisés au cours des dernières décennies par cette approche, la conviction voulant que la sentence doit être équivalente à l'offense a encore de beaux jours devant elle et les mises en accusation intempestives avec.

 

Lire interview Fouéré Stéphane - Risques et responsabilités

 

Jacques Trémintin – Journal de L’Animation  ■ n°61 ■ sept 2005

 

 

 

Risque ou incertitude ?

Les être humains ont toujours cherché à deviner leur avenir. Pendant longtemps, malgré les tentatives des arts divinatoires,  ils sont restés convaincus que le risque échappait à toute logique. Ce n’est que lorsque les mathématiciens eurent mis au point les calculs de probabilité, que les conséquences de chaque acte purent enfin être évalués, ouvrant largement la porte à la mutualisation des risques par le système des assurances. Pour autant, les connaissances disponibles sont parfois insuffisantes pour permettre d’appréhender ce qui peut advenir. On entre là dans le domaine des incertitudes. Et c’est bien là toute la question : distinguer entre d’un côté les risques potentiels qui peuvent être identifiée (toute négligence à cet égard impliquant alors une mise en danger d’autrui ou de soi-même) et de l’autre, les conséquences d’un acte dont la prédiction n’est pas toujours facilement appréhendable.

 

Le risque fait-il toujours peur ?

L’être humain éprouve de l’aversion à l’égard des risques. Pour autant, son comportement est loin d’être dans l’évitement systématique. D’abord parce que le risque n’est pas tout à fait le danger, c’est son frôlement. Tout est dans la question du regard porté sur la frontière qui sépare l’un de l’autre. Ensuite, parce que la prise de risque présente bien des attraits parfois face au glauque de l’ennui et de la normalité confite d’un quotidien empâté. Encore, cette tentation de se mettre à l’épreuve pour se prouver ce que l’on vaut. Enfin, la poussée d’adrénaline ainsi provoquée qui possède l’immense avantage, outre la stimulation des sens, de vivre dans l’immédiateté et de ne pas avoir à penser. Les comportements à risque sont légion dans les prises de produit (alcool, tabac et autres drogues), dans la conduite automobile, les jeux d’argent etc …

 

"responsable mais pas coupable "

C’est la formule utilisée en 1991, par Georgina Dufoix pour expliquer son rôle en tant que ministre des Affaires Sociales, quelques années auparavant, alors que fut décidé le maintien de lots de sang contaminés par le virus du Sida sur le marché. Cette prise de position fit à l’époque scandale : elle apparut à l’opinion publique comme une tentative de fuir ses responsabilités. Pourtant, si l’on analyse ce propos, il n’est pas absurde. L’on peut, de par sa situation hiérarchique, assumer un acte qui a été accompli sous son autorité, sans pour autant avoir été directement informé des agissements de ses subordonnés. La ministre reconnaissait la responsabilité politique qu’elle avait à ce moment-là et qui l’amenait à endosser les actes commis. Ce qui ne veut pas dire qu’elle avait directement participé à la décision, d’où sa non implication directe. Quand on y réfléchit, cette responsabilité mais non culpabilité peut tout autant concerner n’importe quel directeur de CVL.

 

Restauration contre vengeance

Depuis toujours, la tribu nord américaine des Hurons réprouve la vengeance. Le chef du clan à qui appartient le coupable d’un acte grave, endossant la responsabilité du préjudice subi, se déplace auprès du clan de la victime. Il y fait toute une série de dons destinés à calmer la famille, le groupe ainsi que les esprits des ancêtres. Le but recherché n’est pas une compensation mais bien de marquer l’estime et la croyance dans la valeur de l’autre, de dissiper l’obscurité et de restituer la mémoire du disparu. Oublier ce qui est arrivé, en quelque sorte, sans oublier ceux qui en souffrent. Ce cérémonial intervient comme un contenant qui, en nommant l’agression, en sortant la victime de l’isolement de sa souffrance et en mettant en scène la réparation éloigne l’aigreur, la sidération et l’esprit vindicatif. Se venger, c’est rester dans la confusion avec l’agresseur. Pardonner, c’est se délier, se désenchaîner et se libérer de sa position de victime.

 

 

Fiche n°1 : « La peur du risque ne doit pas nous empêcher d’agir ! » (Témoignage de Thomas Janus) 

« Quand je pense aux risques que je prends quand j’occupe un poste de Directeur, je me dis parfois que je suis inconscient. J’aurais des  exemples à la pelle à vous donner. Tenez, ce centre de vacances que j’ai dirigé en Bretagne. Une tempête survient comme seule cette région en connaît. Une fenêtre laissée entrouverte par un membre du personnel pour aérer sa chambre claque brutalement. La vitre casse et laisse tomber un morceau de verre de 50 centimètres, taillé en biseau. Cela se passe juste au-dessus de l’entrée principale du bâtiment. On passe dessous trois cent fois par jour. Par chance, quand le carreau cassé est tombé, il n’y avait personne. Quelqu’un le prenait sur la tête, je pense qu’il aurait pu y avoir mort d’homme. Qui était alors responsable ? Le membre du personnel qui avait laissé sa fenêtre ouverte ? Ou bien moi qui aurais dû m’apercevoir qu’elle était mal fermée ? Autre exemple, à l’occasion d’un autre séjour, je m’aperçois en faisant le tour des bâtiments au moment du temps calme que trois enfants (ils avaient une dizaine d’années) étaient assis sur le bord de la fenêtre grande ouverte de leur chambre, située au premier étage, le dos dans le vide. J’ai eu très peur : j’ai hurlé, leur demandant immédiatement de descendre. Après coup, je me suis d’ailleurs dit qu’en agissant ainsi j’aurais pu les faire sursauter et les faire tomber ! S’il y avait eu une chute, m’aurait-on reproché de ne pas avoir veillé à ce qu’un animateur soit présent (celui-ci surveillait les douches !) ou n’avoir pas réuni préalablement tous les enfants pour leur interdire de s’asseoir ainsi sur le bord des fenêtres (cela, je l’ai fait tout de suite après) ? Dernier exemple, dans un camp en moyenne montagne, il y avait deux moyens pour gagner le village : soit emprunter des chemins de terre, soit utiliser la route en macadam très sinueuse et très fréquentée par les voitures. Si je choisissais la première solution, j’optais pour la prudence. Mais, je ne respectais pas la réglementation : pour circuler à cette altitude sur ce type de chemin, il faut un guide de moyenne montagne (ce que, bien sûr, je ne pouvais avoir au quotidien). Si un enfant se cassait une jambe, je pouvais être considéré comme fautif, puisqu’en infraction. Si je choisis la route et qu’un enfant était tué par une voiture roulant trop vite (d’autant que se déplaçant dans le sens de la marche, puisque considéré comme un véhicule, il n’aurait pas vu l’automobiliste arrivant derrière lui, mais là aussi, c’est la réglementation en vigueur), on n’aurait rien pu me reprocher ! En cas de procès, nous sommes confrontés à la famille qui nous en veut de n’avoir pas pu empêcher le malheur d’advenir et à tous ceux (assurances, caisse primaire d’assurance maladie, mutuelle…) qui cherchent tous les moyens pour ne rien avoir à payer, au besoin, en nous faisant porter le chapeau. Les juges ne sont pas forcément insensibles aux arguments des uns et des autres. Des fois, je me dis que pour ce que je gagne, je peux en cas de problème le payer très cher. Je me considère comme un militant de l’enfance et en éducation, on ne fait rien sans prendre des risques, même s’il faut savoir les mesurer. Si l’on devait renoncer, à chaque fois qu’on est face à un acte potentiellement dangereux, on aurait commencé par ne jamais apprendre à marcher ! J’essaie de faire mon travail, du mieux que je peux. Ensuite advienne, que pourra ! »

 

 

Fiche n°2 : Qui est responsable ?

Nous accomplissons au quotidien une multitude d’actions dont nous ne pouvons toujours mesurer les implications et les conséquences. Rétrospectivement, il est plus facile d’identifier les actes qui ont abouti  à telle ou telle dérive. Mais quand nous sommes en train d’agir, il est quasiment impossible de penser à tout ce qui peut advenir dans l’enchaînement de ce que nous entreprenons. Bob Dylan, révolté par le décès d’un boxeur sur le ring, écrivit en 1966 une superbe complainte qui situe fort bien la question de la responsabilité.

 

Qui a tué Davy Moore ?
(paroles: Bob Dylan/Graeme Allwright)

 

Qui a tué Davy Moore?
Qui est responsable et pourquoi est-il mort?

Ce n'est pas moi, dit l'arbitre, pas moi.
Ne me montre pas du doigt !
Bien sûr, j'aurais peut-être pu l'sauver
si au huitième round j'avais dit "assez!",
mais la foule aurait sifflé :
ils en veulent pour leur argent, tu sais,
C'est bien dommage, mais c'est comme ça.
Y' en a d'autres au-dessus de moi.
C'est pas moi qui l'ai fait tomber,
vous n'pouvez pas m'accuser !

Ce n’est pas nous, dit la foule en colère,
nous avons payé assez cher.
C'est bien dommage, mais entre nous,
nous aimons un bon match, c'est tout.
Et quand ça barde, on trouve ça bien,
mais vous savez, on n'y est pour rien.
C'est pas nous qui l'avons fait tomber,
vous n'pouvez pas nous accuser!

Ce n'est pas moi, dit son manager à part
tirant sur un gros cigare.
C'est difficile à dire, à expliquer
J'ai cru qu'il était en bonne santé.
Pour sa femme, ses enfants, c'est bien pire,
mais s'il était malade, il aurait pu le dire.
C'est pas moi qui l'ai fait tomber,
vous n'pouvez pas m'accuser!

Ce n'est pas moi, dit le journaliste de la Tribune
tapant sur son papier pour la Une.
La boxe n'est pas en cause, tu sais:
dans un match de foot y' a autant d'dangers.
La boxe, c'est une chose saine,
ça fait partie de la vie américaine.
C'est pas moi qui l'ai fait tomber,
vous n'pouvez pas m'accuser!

Ce n'est pas moi, dit son adversaire le Caïd
qui a donné le dernier coup mortel.
De Cuba il a pris la fuite
où la boxe est maintenant interdite.
Je l'ai frappé, bien sûr, ça c'est vrai
mais pour ce boulot on me paie.
Ne dites pas que je l'ai tué, et après tout
c'est le destin, Dieu l'a voulu.

 

 

Fiche n°3 : Qui a tué le petit Nicolas ?

Dans le récit du procès que nous présentons ici et qui est strictement authentique (seuls les prénoms ont été changés), on se rend compte qu’un accident est le plus souvent à la conjonction de toute une série de facteurs. On mesurera en outre comment, dans de telles circonstances les moindres faits et gestes sont décortiqués à l’aune d’une rétrospective qui fait apparaître une multitude d’actes qui en temps ordinaire n’ont aucunes conséquences graves, mais qui à d’autres moments peuvent mener au drame.

Nous sommes le 12 avril 1998, un groupe de vingt enfants porteurs de handicap mental est arrivé la veille dans une ferme pédagogique. La directrice est allée faire les courses avec quelques enfants. Le Directeur adjoint termine l’inventaire des valises des derniers vacanciers. Le reste de l’équipe s’est réparti les enfants pour des jeux. Fabienne est devant le bâtiment, en train de faire une ronde avec son groupe. Elle aperçoit le petit Nicolas qui vagabonde. Elle lui demande ce qu’il fait et l’invite à entrer dans le bâtiment. Nicolas répond qu’il veut aller avec Benoît, l’animateur entouré de quatre ou cinq enfants, qui est occupé  au milieu de la cour à caresser l’âne. Fabienne se concentre alors à nouveau sur son groupe. Nicolas ne rejoindra jamais Benoît. Il décide de bifurquer et entre dans l’enceinte d’un ancien lavoir rempli de vingt centimètre d’eau stagnante. Que s’est-il passé alors ? Personne ne le saura jamais. On retrouvera Nicolas noyé quelques heures après, le corps à moitié immergé dans l’eau du lavoir.

Nous sommes en 2000, au tribunal correctionnel, comparaissent la Directrice, son adjoint et Fabienne l’animatrice. La juge explique qu’une faute caractérisée intervient à deux conditions : qu’on ait exposé autrui à un risque d’une particulière gravité et qu’on n’ait pas effectué les diligences normales pour limiter les risques. Pour ce qui concerne la mort de Nicolas, deux commentaires s’imposent : il y avait la présence d’une marre particulièrement dangereuse et  les animateurs devaient faire d’autant plus attention qu’ils avaient en charge des enfants porteurs de handicaps, donc présumés moins aptes à veiller à leur propre sécurité. Et le magistrat d’interroger les prévenus sur les modalités d’organisation générale du camp et les mesures de surveillance particulière prises par l’équipe. A la Directrice, la juge demande s’il était pertinent d’aller faire les courses le deuxième jour du séjour. Si cela avait été fait avant l’arrivée des enfants, elle aurait pu être présente les premières heures et exercer d’autant mieux sa vigilance. Il lui est répondu que l’éducatif implique un minimum d’autonomie et qu’accompagner des enfants même handicapés, cela ne signifie pas les surveiller à chaque instant, mais travailler aussi sur la confiance qu’on peut leur faire pour l’accomplissement de certaines tâches, seuls. Mais, c’est Fabienne qui est le plus mise sur le grill. « Vous apprend-on en formation, à assurer les relais ? N’auriez-vous pas du ne quitter du regard Nicolas qu’après vous être assurée qu’il avait bien été pris en charge par son animateur ? Une telle négligence pourrait être considérée comme une faute caractérisée » Fabienne bredouille. La juge : « à quelle distance étiez-vous de cet animateur ? » Fabienne paraît hébétée. La juge se veut pédagogue : « retournez-vous : était-ce aussi loin que de vous à moi ou de la porte d’entrée de ce tribunal à moi  ? » Fabienne craque et éclate en sanglots. Son avocat expliquera le profond traumatisme de l’animatrice après le drame. Elle a été en arrêt de travail pendant longtemps. Quand elle a essayé de reprendre son travail, elle n’y est pas arrivée. C’est au tour du procureur. Il se montre bienveillant. Il évoque la loi qui vient juste d’être votée et qui introduit la notion de délit non intentionnel (article 121-3 du Code pénal). A la question de savoir si les prévenus ont bien pris les mesures nécessaires, pour éviter le dommage causé, il affirme qu’il est difficile de répondre. C’est surtout la faute à pas de chance conclura-t-il. Qui est vraiment responsable s’interrogera l’avocat ? Fabienne devait-elle négliger son propre groupe pour s’assurer de ce que faisait Nicolas ? Si un enfant qu’elle avait alors sous sa responsabilité avait eu à ce moment-là un accident, ne le lui aurait-on pas alors reproché ? Et puis cette marre était surtout connue des propriétaires. N’était-ce pas à eux d’insister auprès de la Directrice sur ce danger ? N’était-ce pas en outre à la commission préfectorale de sécurité qui avait fait une inspection quelques mois plus tôt, de demander que le lavoir soit entouré par un grillage fermé par une porte, comme il l’avait exigé pour un autre centre de vacances de la région, doté d’un puits ? N’était-ce pas à l’organisateur de fournir plus de personnel, organisateur à qui la Directrice avait téléphoné pour demander un animateur supplémentaire et qui s’était fait répondre que c’était à elle de mieux s’organiser ? Le délibéré renvoyé au 27 avril 2000 annoncera la décision judiciaire : la relaxe des prévenus.

 

 

 

Bibliographie

►        « La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité »  Ulrich BECK, Flammarion,  2003

La notion de risque a toujours constitué un concept difficile à appréhender, car trop liée aux angoisses et à la subjectivité de chacun. L’évolution contemporaine de notre société n’a fait que renforcer encore la confusion. D’abord, en rajoutant aux catastrophes naturelles qui furent longtemps la source essentielle de risque, les mises en danger, dues au progrès technologique. Ensuite l’individualisation croissante et l’émancipation à l’égard des hiérarchies ont fait perdre beaucoup de repères,  provoquant une fragilisation apparente de l’existence et un sentiment de vulnérabilité. Enfin, en entretenant l'illusion que les risques peuvent être entièrement éliminés, ou du moins maîtrisés, l'expertise scientifique n’est plus à même de rassurer le doute quant à la sécurité de chacun. L’auteur considère indispensable que tout citoyen soit destinataire des connaissances minimales nécessaires à la compréhension des situations à risques et des alternatives envisageables. C’est pour lui la seule solution pour mettre un terme à la méfiance généralisée qui s’est imposée depuis quelques années.

►        “ Les responsabilités en travail social ” Pierre Verdier, Jean-Pierre Rosenczveig, Dunod/Edition Jeunesse et Droit

Pendant longtemps, celles et ceux qui se dévouaient pour l’intérêt général ont été intouchables. La professionnalisation progressive du secteur s’est accompagnée de l’obligation d’avoir à rendre compte des actes posés comme tous les autres citoyens. Pour autant, “ Il faut maintenir cette capacité à prendre des risques (calculés) qui est l’essence de l’action sociale pour débloquer une situation. Improviser une réponse dans un cas non prévu dans les écoles ou les fiches de poste ” (p.21). D’où l’importance de distinguer entre l’obligation de moyen dans l’action éducative qui tente d’apporter autonomie et épanouissement aux usagers et l’obligation de résultat en matière d’information, de prestation hôtelière ou de sécurité. Tout l’intérêt de cet ouvrage est bien finalement de proposer une exploration du droit, pas d’une manière abstraite, mais à partir des situations rencontrées dans le quotidien.

►        “ La responsabilité civile, administrative et pénale dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux ” Jean-Marc Lhuillier, éditions ENSP, 1998

“ La mission même du travail social est de rendre une part de leur autonomie ” aux populations fragilisées ou exclues explique l’auteur. “ Or, cette mission nécessite de prendre des risques ” (p.21). Pour autant, il s’impose aux établissement sociaux et médico-sociaux et à leur personnel une obligation générale de sécurité. La violation de ce principe essentiel et ses conséquences pourront faire l’objet d’une procédure juridique. Les juges ont alors à « mesurer l’écart entre ce qui s’est passé et ce qu’un homme prudent et avisé aurait dû faire ”(p.41).  Sur un sujet réputé ardu, l’auteur explicite avec talent et clarté la loi et la jurisprudence, ce qui devrait intéresser les   professionnels qui ne plus en plus nombreux se tournent vers ces questions.

►        « Il n’y a pas de peine juste » Guy Casadamont et Pierrette Poncela, Odile Jacob, 2004

La peine est le moyen que se donne un groupe organisé, pour sanctionner celles et ceux de ses membres qui ne respectent pas les règles communes. Sa première fonction est  prospective : éviter la récidive, mais aussi éduquer, resocialiser et réintégrer l’auteur de l’infraction. La seconde est restitutive : le dommage occasionné aspire à l’équivalence, voire à l’effacement. Il y a là de la rétribution, de l’expiation et de la vengeance. Pour autant, la peine n’est appropriée ni pour la police, ni pour la défense, ni pour la victime, ni pour la juridiction de jugement, ni pour le condamné. Aucun n’est d’accord sur les critères à appliquer : gravité de l’infraction ? Importance des dommages causés ? Personnalité de l’infracteur ? Sécurisation de la société ? Réinsertion du délinquant ? « Il n’y a pas de peine juste, juste des peines différentes » (p.252)