Maintien des liens

Faut-il des parents à tout prix ?

Le dernier livre de Maurice Berger(1) a reçu un accueil des plus favorables dans les média grand public. Il a, par contre, provoqué la controverse dans le milieu de la protection de l’enfance. Accusé par les uns de vouloir revenir à la triste époque où le milieu familial était considéré comme pathologique, défendu par notre chroniqueur Jean-Marie Servin (rubrique LIRE 686), il nous a semblé utile de donner la parole à son auteur, ainsi qu’à l’un de ses contradicteurs. Mais au préalable, il est intéressant de réfléchir à ce qui constitue le soubassement de la polémique : les parents sont-ils indispensables à l’équilibre de l’enfant ?

« Frédérique laissait sa fille âgée de deux ans et demi, seule et nue dans la salle de bains, après l’avoir barbouillée de ses excréments. Elle la faisait manger dans les waters. La laissait nue dans le grenier sur un matelas souillé d’urine. La frappait à coup de pieds et de poings, lui donnait des gifles pour un oui ou pour un non. C’est le père de l’enfant qui a dénoncé son épouse, avant d’être lui-même condamné pour avoir abusé sexuellement de la fillette » (2) Une telle description dépasse l’entendement. Que se passe-t-il dans la tête de parents, pour qu’ils agissent ainsi  ? Certes, l’être humain semble doté de facultés lui permettant de faire preuve de la créativité la plus extraordinaire mais aussi d’une destructivité invraisemblable, d’une sensibilité d’une grande finesse mais aussi d’une brutalité et d’une cruauté sans grande retenue. Mais quand même, de là à s’attaquer à son propre enfant !

 

Est-il naturel d’aimer son enfant ?

Contrairement à une conviction profondément ancrée dans une société qui a transformé l’enfant en valeur absolue, les rapports intra familiaux et notamment le lien parent-enfant n’a absolument aucune raison d’échapper à l’ambivalence fondamentale qui gît au cœur de tout un chacun. On a pu essayer de faire accroire à un instinct maternel qui serait au fondement de la nature féminine. La maternité a longtemps été opposée aux femmes comme étant la raison d’être de leur existence, culpabilisant celles qui ne sentaient pas en elles l’appétence nécessaire au contact avec des enfants. On sait aujourd’hui qu’il s’agit là d’une pure construction culturelle : l’altruisme et le sacrifice naturel au profit de  sa progéniture ne sont que des stéréotypes. Dans un livre très documenté (3), Sarah Blaffer Hrdy explique que, contrairement aux singes femelles capables de continuer à porter pendant des jours le corps en décomposition de leur petit décédé, les mères humaines ont fait preuve, tout au long de l’histoire, d’une sollicitude bien plus discriminante. Ainsi, de ces cultures qui soumettaient les bébés à des tests de viabilité (en les trempant dans des bains d’eau glacée) ou qui catégorisaient les enfants malades comme autre chose qu’un humain (un imposteur laissé par des lutins à la place des enfants en bonne santé), ce qui leur permettaient de les délaisser et de les laisser mourir. Faut-il rappeler, en outre, les coutumes d’une civilisation grecque, considérée comme fondatrice de nos valeurs occidentales, et qui consistaient à jeter dans une fosse spécialement prévue à cet effet, tout nourrisson non désiré par le père ? A l’issue de sa longue étude à la fois historique et ethnologique, Sarah Blaffer Hrdy aboutit à une terrible conclusion : d’une façon générale, les mères tuent d’autant plus facilement leurs enfants qu’il n’existe pas d’autres formes de contraception et qu’elles sont confrontées à l’absence de toute possibilité de relais et de délégation des soins confiés à une tierce personne. On comprendra, dès lors, que toute tentative pour naturaliser le rapport parent-enfant constitue un leurre dangereux qui peut se retourner contre l’enfant, quand on ne prend pas en compte la possibilité pour un parent génétique de ne pas assurer son rôle.

 

Filiation et affiliation

L’objet de la polémique concerne le sort des 270.000 enfants et adolescents bénéficiant du  dispositif de protection de l’enfance : est-il nécessaire ou non de maintenir à tout prix les liens avec leur famille ? Ce maintien constitue-t-il ou non l’un des fondements de l’équilibre et de l’épanouissement de ces jeunes ? Mais, curieusement, peu de monde se préoccupe des 600.000 enfants issus de couples divorcés qui ne voient plus du tout leur père, ni des 400.000 qui ne le voient qu’une seule fois par mois. Certes, pourra-t-on répondre, ils continuent à avoir auprès d’eux au moins l’un des deux parents. De fait, malgré la difficulté que peut représenter le fait d’être coupé d’une partie de ses racines, cette absence est très souvent compensée par la présence d’un beau-père ou, dans le cas de familles monoparentales, d’une figure masculine forte (grand-père, oncle, parrain, ...), autant de personnes sur qui l’enfant peut compter pour trouver un équilibre, malgré tout. Pour comprendre ce qui se joue alors, il est intéressant de reprendre la démonstration faite par Serge Lesourd, à l’occasion des journées tenues à Nîmes par le Grape en 1995 (4). Au départ, y expliquait-il, il y a un acte biologique : la conception. Puis, vient l’appartenance qui constitue un acte fondateur de la part des adultes qui identifient l’enfant en le nommant dans un pacte symbolique qui l’inscrit dans une lignée : c’est la filiation. L’affiliation, elle, se situe plus au niveau affectif : c’est le lien d’amour et de dépendance, de reconnaissance et d’identification à l’égard d’adultes fiables, sécurisants et protecteurs. Habituellement, ces trois niveaux se manifestent à l’égard des mêmes personnes qui sont les parents : les géniteurs sont donc à la fois filiateurs et affiliateurs. Mais, on peut être géniteur sans être ni filiateur, ni affiliateur : cela prend la forme de l’abandon. On peut aussi être filiateur et affiliateur sans être géniteur : c’est la situation des adoptants. On peut enfin être affiliateur sans être ni géniteur, ni filiateur : cela peut se passer dans le cadre d’une famille d’accueil, par exemple. Ces strates ne doivent être ni confondues, ni hiérarchisées, ajoute-t-il, mais conçues comme autant d’étapes permettant à l’enfant de se construire. Elles sont tout aussi importantes les unes que les autres. Reconnaître chaque partenaire pour ce qu’il est, en ne le chargeant pas d’un rôle qu’il ne peut remplir semble être la meilleure façon de répondre à l’intérêt de l’enfant. Si l’on suit ce raisonnement, on peut parfaitement concevoir que des parents puissent être géniteurs et inscrire l’enfant dans une filiation, mais que l’affiliation se déroule ailleurs que sur la scène familiale d’origine. Il n’y a, dès lors, pas de compétition entre des instances qui se disputeraient l’appartenance de l’enfant, mais une complémentarité entre des niveaux différents et tous nécessaires. Seulement, cette situation n’est pas celle que l’on retrouve le plus souvent. Ce qui pose problème et nous intéresse ici, c’est bien lorsque le géniteur tente de jouer son rôle d’affiliateur et qu’il n’y arrive que très partiellement ou d’une façon très destructrice pour l’enfant (ce qui a nécessité la séparation).

 

Peut-on ne pas être parent ?

Il est vrai que l’action des travailleurs sociaux s’appuie sur une conviction essentielle : il est toujours possible de faire émerger les capacités enfouies, tout individu ne fonctionnant jamais à son niveau optimum et disposant ainsi d’une réserve potentielle pour faire face aux problèmes auxquels il est confronté. Mais, il serait abusif d’étendre ce postulat à la parentalité. D’abord parce que s’il est vrai qu’on peut se mobiliser pour donner un autre cours à sa propre vie, il est bien plus aléatoire de penser qu’on puisse forcément le faire pour autrui. Et exercer un rôle de parent, cela ne concerne pas que soi. Cela implique aussi le rapport à l’enfant. On peut même dire que cela nécessite de se décentrer suffisamment pour répondre aux besoins de celui-ci. Certaines personnes ont déjà assez de mal à s’engager dans un processus de changement pour eux-mêmes, n’est-il pas parfois déraisonnable de leur demander de le faire pour leurs propres enfants ?  Ensuite, il existe des adultes qui sont rendus littéralement malades psychiquement par le fait d’avoir un enfant qui vient réactiver (à son corps défendant) les sentiments de désorganisation et d’angoisse qui remontent à  leur propre jeunesse. Ce petit être devient très vite pour eux leur pire cauchemar, sa seule existence représentant alors une menace pour leur équilibre. Leur demander d’établir un lien parental, c’est les mettre en grande difficulté. Enfin, il faut quand même le proclamer bien fort : tout être humain a le droit indéfectible de ne pas pouvoir (ou vouloir) éduquer un enfant et de ne pas pouvoir (ou vouloir) l’assumer. Cela peut choquer. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Jean-Jacques Rousseau, considéré comme l’un des fondateurs de l’éducation moderne, qui n’avait pas assez de violence pour dénoncer le placement -courant à son époque- des enfants en nourrice, n’a guère eu de problèmes moraux à abandonner, coup sur coup, trois des siens ! Il est donc tout à fait impossible de considérer que les parents disposeraient d’emblée et par essence des compétences nécessaires pour éduquer leur enfant. Ils peuvent les acquérir. Mais ils peuvent aussi ne jamais se montrer capables d’une telle tâche. Trop de facteurs entrent en ligne de compte, pour leur permettre ou au contraire les empêcher de jouer pleinement leur rôle. Alors, quelle attitude adopter face aux parents développant une parentalité inadéquate ?

 

Le rôle des professionnels

Il faut sortir de l’alternative qui voudraient que les parents soient pathologiques, par définition ou compétents, par essence. Le principe à privilégier quand ils rencontrent des difficultés, c’est de considérer qu’ils peuvent être à même de renforcer leurs capacités ou incapables  de le faire. Tout le travail des professionnels consiste alors, à évaluer ce potentiel. Tâche délicate et risquée, car pouvant déboucher sur deux dérives : soit, ne pas identifier les compétences et priver l’enfant de liens qu’il aurait pu avoir, soit, les surévaluer et renforcer la souffrance et les difficultés de ce dernier. Si un travail s’avère possible pour permettre de développer cette parentalité, alors les professionnels doivent s’engager dans un travail patient et si nécessaire de longue haleine. S’il s’avère qu’une problématique trop lourde ne pourra pas amener des parents à dépasser leurs dysfonctionnements, alors ils doivent être respectés y compris dans leurs inaptitudes, plutôt que d’être destinataires d’exigences qu’ils ne sont pas en mesure d’assumer. Mais, en aucun cas, leurs enfants ne doivent être sacrifiés sur l’hôtel de leur supposées aptitudes qu’il s’agirait à tout prix de faire émerger. Une étude réalisée par la psychiatre Marthe Coppel (5) sur une population d’enfants placés pour raison sanitaire, dans un centre spécialisé éloigné du milieu familial, démontre que l’évolution et l’équilibre de l’enfant devenu adulte n’ont que peu à voir avec l’existence ou non de contacts familiaux au moment de l’enfance. Certains d’entre eux semblent avoir digéré le traumatisme de la séparation, d’autres en souffrent encore. Mais, et cela est très important à noter, il est impossible d’établir un rapport de causalité ave le maintien ou non de relations avec leur famille. Au contraire, ce qui semble avoir été le plus néfaste, c’est l’irrégularité dans les rencontres. Un peu comme si les enfants avaient vécu de façon équivalente pour leur développement, tant des relations suivies que des relations durablement distendues, mais que ce qu’ils ont le moins supporté, ce sont des contacts intermittents et irréguliers. Autrement dit, ils auraient réussi à s’équilibrer à partir de liens fréquents ou quasiment inexistants, mais que le pire aurait été de renouer plusieurs fois des liens qui s’effilochaient ensuite.

Faut-il maintenir ou non les liens ? Au terme de cette réflexion, il apparaît totalement impossible de donner une réponse générale et définitive. Loin des déclarations purement idéologiques, des anathèmes et des procès en sorcellerie, ce qui est essentiel, c’est d’évaluer la situation de chaque enfant comme une problématique à chaque fois unique, justifiant d’une solution répondant au mieux à ses besoins propres et non pas de le faire entrer de force dans les cases d’une théorie. C’est de réfléchir, hors de tout carcan enfermant pour l’esprit, à ce que son équilibre et son épanouissement commandent et d’agir en conséquence, même si cela va à l’encontre des idées reçues.

 

 

Jacques Trémintin – Décembre 2003

 

(1)    « L’échec de la protection de l’enfance »  Maurice berger, Dunod, 2003
(2)   Ouest France, 18 novembre 2003
(3)    « Les instincts maternels » Sarah Blaffer Hrdy, Payot, cf. Lire, Lien Social n°664
(4)   « Pour-suivre les parents des enfants placés » denise Bass, Arlette Pelé, 1996, érès
(5)   « Que sont-ils devenus ? Les enfants placés de l’Oeuvre Grancher  » Marthe Coppel et Annick Camille Dumaret, érès, 1995

 

 

Faut-il brûler le livre de Maurice Berger ?

Le livre de Maurice Berger a provoqué une levée de boucliers chez les collaborateurs du journal du droit des jeunes. Ce qui nous donne aujourd’hui l’occasion d’une polémique qui peut s’avérer fertile dans des échanges toujours utiles autour des enjeux de la protection de l’enfance. Praticien de ce champ, j’ai eu envie d’exprimer en quoi les propos de cet auteur venaient résonner avec ce que je vis au quotidien. L’ouvrage possède de multiples entrées avec lesquelles je ne suis pas forcément toujours d’accord. Reste une approche que je partage entièrement : la dénonciation de l’idéologie familialiste.

Le 9 juin 1762, le parlement de Paris prenait un arrêt condamnant un livre à être lacéré et brûlé et menaçant son auteur d’arrestation, l’obligeant ainsi à s’enfuir dans sa ville natale, Genève. Le Conseil de cette ville prit à son tour, le 19 juin de la même année, la décision de lacérer des ouvrages qu’elle considérait comme « téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements ». Jean-Jacques Rousseau, auteur du désormais célèbre « Emile ou de l’éducation » dut à nouveau prendre la fuite. A lire les réactions d’une partie du petit monde de la protection de l’enfance contre le dernier ouvrage de Maurice Berger, on peut s’interroger sur le parallèle audacieux que je viens de commettre. Il est vrai que Berger s’est rendu coupable d’une atteinte téméraire contre une autre forme de religion : la sacralisation des relations de famille. Oser penser que le lien entre parents et enfant n’est ni bon, ni mauvais en soi, constitue un crime de lèse-majesté pouvant justifier du bûcher. Dénoncer l’idée selon laquelle l’enfant peut très bien se construire en dehors de sa famille naturelle, apparaît pour certains comme une forme de diabolisation du seul lieu où il est toléré de pouvoir s’épanouir. Alors oui, Maurice Berger a osé. Remarquons, tout d’abord, que l’auteur aggrave son cas, puisqu’il est récidiviste. Nous avions déjà évoqué dans ces colonnes deux de ses précédents ouvrages portant sur le même thème (1). Mais, que dit-il donc pour provoquer tant d’émoi et d’indignation ? Que trop souvent, on tient de grands discours idéologiques déconnectés de la réalité sur la place de la famille. Certes « séparer un enfant de ses parents pour un placement est un acte grave, un des plus graves qu’une société puisse demander d’effectuer à ses représentants. Une séparation non justifiée est une injustice est un drame intolérable. »  Mais, trop souvent, on oublie de rajouter qu’« une séparation non effectuée au moment où elle était indispensable est, elle aussi, catastrophique » (p.81) Il est trop fréquent de présenter cette séparation comme un échec, alors qu’elle peut tout autant s’avérer une formidable chance pour l’enfant, en ce qu’elle peut lui permet de bénéficier d’un processus d’attachement et d’identification garant d’un avenir équilibré. Car, ce dont a besoin un bébé, ce n’est pas tant de ce lien mythique avec ses parents biologiques, que d’un maternage adéquat susceptible de lui procurer un sentiment de sécurité (grâce à la permanence physique et émotionnelle de l’adulte, sa fiabilité, sa solidité, sa résistance aux attaques, la qualité de son portage), un sentiment d’estime de soi (qui vient du fait d’avoir été suffisamment admiré) et un plaisir partagé (par l’échange de sourires et de caresses). Or, ces qualités, on ne les retrouve pas d’emblée chez les parents. Leur capacité d’attachement peut être satisfaisante et permettre un étayage suffisant. Mais, elle peut tout autant s’avérer défectueuse et s’exercer d’une façon traumatisante, devenant alors source d’une excitation angoissante et d’une désorganisation pathologique. Certains de ces parents en difficulté peuvent être aidés dans un délai compatible avec le développement de l’enfant et bénéficier ainsi du soutien de dispositifs d’aide à la parentalité. D’autres ne pourront développer que des compétences parentales partielles. D’autres encore n’investiront jamais leur enfant ou se sentiront persécutés par lui, se montrant incapables de jouer leur rôle. Et voilà le gros mot est lâché : à une époque où une certaine mode a rendu célèbre l’idée de compétences familiales innées, comment peut-on imaginer une seule seconde ne pas pouvoir être parent. Non, ce n’est pas possible : il y a toujours quelque chose à faire, ne serait-ce que de faire émerger ces capacités qui ne peuvent qu’exister, là blotties au fond de chacun et ne demandant qu’à s’épanouir. Mais, ce n’est pas parce que l’immense majorité des parents réussit à jouer son rôle, qu’il est impossible d’imaginer que d’autres peuvent faire preuve d’une incapacité éducative définitive. « Ce n’est pas parce qu’un adulte est un parent biologique qu’il est un parent sur le plan psychique (...) Il y a des parentalités qui restent partielles ou nulles (...) quelle que soit l’aide psychologique, éducative ou financière » ( p.85-86). Et c’est peut-être parce que Maurice Berger déchire cette illusion qu’il provoque de telles réactions. Mais l’auteur ne se contente pas d’affirmer qu’on peut ne pas être parents. Il a l’outrecuidance de prétendre pouvoir mesurer le degré de dysparentalité ! Dans la structuration psychique des parents tout d’abord (troubles mentaux importants ou chroniques,  comportements psychopathologiques, faible contrôle des impulsions, stagnation dans l’évolution ...), dans la relation parents-enfants ensuite (difficultés majeures à s’identifier aux besoins de l’enfant, inaffectivité et incapacité quant aux échanges émotionnels, relations fusionnelles, violences verbales importantes, inclusion des enfants dans les délires parentaux, ...) et enfin dans l’état des enfants (quotient de développement avant trois ans, quotient intellectuel après cette date, troubles autistiques ou psychotiques, instabilité psychomotrices, violences et autres troubles de la personnalité, ...).  « Le maintien de l’enfant dans sa famille ou son retour si une  séparation à dû être mise en place n’est pas un objectif en soi » (p.160), ce qui compte pour Maurice Berger, c’est une évaluation centrée sur l’enfant et sur les modalités pour lui permettre de s’épanouir dans les meilleures conditions. Ce n’est pas parce qu’un enfant va mieux qu’il faut forcément envisager un retour dans sa famille. S’il va mieux c’est peut-être justement parce qu’il bénéficie des bienfaits de la mise à distance. Tout comme, cette amélioration de l’équilibre de l’enfant associée avec une véritable progression et stabilisation des compétences parentales peuvent permettre d’élaborer la possibilité de ce retour. Ce sont ces deux hypothèses qui doivent être envisagées, sans que l’un ne prenne le pas « par principe » sur l’autre. Maurice Berger ne fait pas que d’élaborer une conception de la protection de l’enfance. C’est un praticien qui a pu, depuis 24 années, se confronter à la réalité de la séparation, le service de pédopsychiatrie qu’il dirige à l’hôpital Bellevue à Saint Etienne s’étant spécialisé depuis 1979, dans les situations de défaillance parentale. Son ouvrage est illustré de nombreuses vignettes cliniques qui donnent un relief saisissant aux arguments qu’il défend. Un long chapitre est notamment consacré à l’écoute individuelle qui doit impérativement accompagner toute séparation, permettant ainsi à l’enfant de s’engager dans une relation fiable attentive et résistante avec une personne adulte. Cette écoute vise à mettre en pensée ce qu’il ressent et à l’aider à modifier la représentation angoissante qu’il peut avoir de ses parents. Un autre chapitre est consacré aux visites médiatisées qui servent de support au travail psychique de l’enfant. En lisant ce livre, je n’ai pu m’empêcher de penser à Caroline (2), placée en famille d’accueil à l’âge de 3 mois, qui, à partir de ses 12 ans a exprimé très fortement son refus des rencontres régulières avec une mère dont elle disait avoir honte. Nous avons renoncé à vouloir les lui imposer. Agée aujourd’hui de 22 ans, elle vit épanouie, avec un enfant qu’elle n’a jamais voulu présenter à sa mère. Je pense aussi à René, aux propos d’une violence infinie contre sa mère, qu’il n’a jamais voulue revoir depuis l’âge de 10 ans. Il vit aujourd’hui heureux, marié, avec deux enfants, un travail stable et des relations équilibrées avec sa fratrie. Il vient de se placer sur liste rouge pour éviter de recevoir des communications téléphoniques de sa mère qui a fait connaître son désir de reprise de contact. Je pense à Nicolas qui cultive une haine contre un père alcoolique et violent qu’il n’a pas vu depuis 6 ans. Passé ses 18 ans, il a exprimé le souhait de le revoir au moins une fois, pour lui signifier que s’il s’en est sorti, ce n’était pas grâce à lui. Et puis, il y a Régis, 16 ans, échaudé par des relations à un père qui se dérobe en permanence et qui demande à le revoir : faut-il forcer la main une nouvelle fois à ce père et prendre le risque d’une nouvelle déception ? Mais la rupture n’est pas la seule voie de l’équilibre. Je pense ainsi à cette fratrie qui a rencontré, pendant presque dix ans une mère qui ne pouvait les recevoir que deux heures par mois, entre deux hospitalisations en psychiatrie. Mais aussi, à Victor qui vit depuis près de 17 ans dans une famille d’accueil qu’il désigne comme ses parents du cœur, rendant visite au rythme qu’il choisit lui-même, à une mère qu’il désigne comme sa « maman du ventre ». Lors d’une récente altercation avec cette dernière, il lui a signifié que s’il avait à choisir entre ces deux lieux d’identification, ce n’est pas elle qui serait la gagnante... Et puis, il y a François, pour qui des liens quasiment inexistants ont pu être rétablis, puis progressivement renforcés, au point de rendre possible le retour qui, à ce jour, tient toujours. Ce n’est là que quelques exemples de la diversité possible des modalités du maintien ou non des liens entre parents et enfants et des résultats sur la destinée ultérieure de l’enfant devenu adulte. Ils montrent la présomption à vouloir enfermer la richesse humaine dans une gangue idéologique quelle qu’elle soit. Je reste infiniment convaincu que des milliers de professionnels font au quotidien -comme Monsieur Jourdain le faisait avec la prose- du « Berger », sans le savoir.

 

Jacques Trémintin – Novembre 2003

 

(1)   « Les séparations à but thérapeutique », Privat, 1992 et « l’enfant et la souffrance de la séparation- Divorce, adoption, placement » Dunod, 1997, Journal du droit des jeunes n°172, février 1998.

(2)  Ce prénom ainsi que les suivants sont des pseudonymes.