C’est pas juste !

Le sentiment d’être victime d’une injustice, à un moment ou à un autre, est fréquent chez les enfants … comme chez la plupart des adultes, d’ailleurs. Mais, au fait c’est quoi exactement, être traité d’une manière injuste ? Entre le ressenti propre à chacun.e et la tentative d’objectivation de ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce dossier propose au lecteur de passer au scanner une notion tellement galvaudée et banalisée que l’on s’intéresse rarement à ce qu’elle recouvre. Nous allons explorer des contenus aussi divers que l’équité et l’égalité, la légalité et la légitimité, afin que chacun.e puisse mieux identifier non seulement les tenants et les aboutissants de cette question, mais aussi et surtout les implications concrètes dans son quotidien, qu’il soit personnel ou professionnel.
 
Le sens de la justice est-il culturel ou universel ?
Chaque société se fonde sur ses propres valeurs, pour considérer si un acte est juste ou non. C’est la thèse culturaliste. Quels que soient les époques et les lieux, cet acte sera perçu selon les mêmes règles. C’est la thèse universaliste. Qui a raison ?
 
L’espèce humaine est marquée par une extraordinaire variété de mœurs, de cultures et de coutumes. Rien que dans les outils de communication, c’est un véritable foisonnement : pas moins de 7.000 langues différentes (même si dix à vingt d’entre elles, tombées en désuétude, disparaissent chaque année). Des systèmes de croyance religieuse, l’humanité en a imaginé près de 40.000. L’organisation de la parenté, de la filiation ou du lignage s’avère, elle aussi, d’une grande diversité, sans que l’on puisse définir un modèle commun. Les mythes fondateurs qui structurent les milliers de communautés humaines qui se sont constituées à travers le monde, tout au long de l’histoire, se présentent sous d’infinies variantes. Dès lors, comment réussir à considérer qu’il y ait des comportements venant transcender les différentes cultures existantes?
 

Du primate au petit d’homme

Commençons par nous tourner vers les Chimpanzés qui partagent 98,5% de leur ADN avec l’espèce humaine. Le primatologue Franz de Waal et son équipe ont mené une expérience étonnante : demander le même travail à deux singes et observer leur réaction, quand il leur est remis la même récompense ou une récompense de valeur différente. Un concombre à chacun ? Dans 95 % des cas, chacun l’accepte et continue la tâche qui lui est demandée. Un concombre pour l’un et une succulente grappe de raisin pour l’autre ? Rien ne va plus. Ils ne sont plus que 60 % à vouloir continuer à coopérer !
D’autres chercheurs ont imaginé une autre expérience en direction, cette fois-ci, d’enfants de trois ans. L’équipe de l’institut Max Planck a mis au point une saynète montrant deux poupées se distinguant par un comportement social honnête et coopératif pour l’une, amoral et dominateur pour l’autre. La réaction de l’enfant fut à chaque fois, sans ambiguïté, prenant
parti systématiquement pour la poupée victime, au détriment de celle qu’il percevait comme profiteuse. Une autre expérience encore a été menée auprès d’enfants âgés de 8 ans à qui l’on a présenté une scène montrant deux marionnettes, l’une imposant systématiquement ses jeux à l’autre. Chaque enfant ayant reçu un grand et un petit chocolat, il devait les distribuer aux marionnettes. Sans aucune hésitation, la quasi-totalité des enfants choisit de favoriser la marionnette lésée.
 

Un invariant ?

Le petit d’homme est donc doté d’un sens aigu de la justice. Il vérifie si sa part de gâteau est de la même taille que celle de son frère, s’il n’est pas puni plus sévèrement pour un acte similaire qu’un autre enfant a commis ou encore si la note qu’il reçoit n’est pas sous-évaluée par rapport à celle de son voisin qui a commis les mêmes erreurs. Mais, les adultes sont tout autant concernés. Le salarié qui réagit au refus de lui attribuer une prime, alors que son collègue qu’il estime moins méritant, en bénéficie. La sanction pénale qui n’est pas la même selon que l’on est pauvre ou riche. Le logement HLM qui vous passe sous le nez, à cause d’un passe droit. Et puis, tout un chacun qui, se faisant accuser à tort, vit avec humiliation et amertume de se voir attribuer la responsabilité d’un acte ou d’une parole qu’il n’a ni commis, ni prononcée. Comment expliquer un tel réflexe qui semble universel ?  Une réponse possible nous est proposée par Franz de Waal. La survie du groupe de primates supérieurs, explique-t-il, nécessite que se déploie toute une série de comportements altruistes : empathie (capacité à se représenter ce que ressent son congénère), congruence (adéquation entre ce que l’on ressent de l’autre et son attitude à son égard), coopération (la solidarité qui s’établit avec lui). Ce serait donc bien parce que l’entraide et la solidarité conditionnent l’existence de l’individu et de son groupe d’appartenance que l’équité et la réciprocité s’imposent. 
 

Une aspiration générale en matière d’équité
 « Si certaines cultures valorisent le partage plus que d’autres, le principe que les ressources et les récompenses soient attribuées en fonction de l’effort est inné et universel. Mais l’instinct de survie peut ressurgir. C’est pourquoi les enfants ont besoin qu’on leur rappelle qu’il faut partager et bien se comporter même si ce n’est pas toujours leur souhait. Néanmoins, ce sens moral inné pourrait aussi expliquer que de petits enfants aident déjà d’autres enfants dans la détresse. Apprendre aux enfants à se comporter moralement serait certainement plus difficile sans cette attente innée d’équité »
Stephanie Sloane, Université de l’Illinois

 
Ce qui se cache derrière le sens de la justice
Si le ressenti de la justice et de l’injustice semble donc universel, tout le monde n’est pas forcément d’accord sur le contenu de ces notions. Comprendre la diversité des représentations, c’est se permettre d’identifier les décalages et polémiques.
 
Le sens de la justice renvoie à toute une série de concepts contradictoires qui font l’objet, depuis que la pensée humaine existe, de nombreuses polémiques opposant les philosophes, les juristes et les moralistes entre eux. Nous allons en passer quelques unes en revue, le lecteur étant amené à construire par lui-même sa propre conception, en privilégiant l’une ou l’autre ou bien en les articulant. 
 

Égalité ou équité

L’égalité représente, pour certains d’entre nous, une valeur suprême. L’abolition des privilèges, le 4 août 1789, a constitué un moment fondateur de notre histoire nationale, rompant de façon radicale avec un ancien régime faisant dépendre les droits individuels de l’ordre social auquel on appartenait (noblesse, clergé ou tiers état). Aujourd’hui encore, le Conseil constitutionnel veille avec la plus grande vigilance sur l’égal traitement qui doit être garanti à chaque citoyen, censurant sans aucune hésitation toute loi qui introduirait une quelconque distinction dans l’application du droit. Comment définir cette égalité ? «  C’est à la fois un idéal à atteindre (l’absence de hiérarchie et de domination entre les êtres humains) et un principe directeur, une valeur fondamentale, une manière de voir le monde qui refuse de hiérarchiser les individus et de créer une domination symbolique à partir de différences qui pourraient, dans un autre contexte, n’avoir aucun sens. » (Julien Barbier).
Et puis, il y a la notion d’équité s’incarnant dans un autre mythe fondateur de notre imaginaire collectif : le mérite républicain. Ce serait l’effort ou le travail qui seraient récompensés. Malgré quelques exceptions, la sociologie nous démontre que ce n’est qu’une illusion, l’origine sociale pesant encore largement sur le destin des enfants. Pour autant, le principe d’équité s’intéresse au parcours singulier du sujet avant de décider de l’attitude le concernant. Il incite à valoriser et à récompenser l’investissement et le courage, pour encourager la bonne volonté. Tout comme il justifie la compensation des difficultés et des problèmes, pour rééquilibrer les positions de chacun.e.
 

Légitimité et légalité

Mais, le sens de la justice se concrétise aussi à travers deux registres qui ont la particularité d’être totalement conditionnés par le contexte géographique et socio-historique dans lequel ils évoluent : la légalité et la légitimité.
Est légal, ce que le cadre juridique autorise ou interdit. Trente États américains ont légalisé ou dépénalisé la consommation du cannabis, quand la loi de notre pays continue à la sanctionner par un an d'emprisonnement et/ou une amende de 3.750 euros. La loi peut donc considérer comme juste un comportement à un endroit et le décréter injuste à un autre. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » affirmait Pascal.
Est légitime ce qui est en phase avec l’idée que l’on se fait du bien, du juste et du bien-fondé. On est là dans la logique des normes éthiques et morales qui régissent une société à un moment donné : un acte, une parole ou un comportement est jugé conforme ou non à ce qui doit se faire.
Mais, ce qui est légitime n’est pas forcément légal : aider des réfugiés en situation irrégulière constituait jusqu’en 2012 un délit passible de 5 ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende. Et tout ce qui est légal n’est pas forcément légitime : la pénalisation de l’avortement en vigueur jusqu’en 1975 pouvait aller jusqu’aux travaux forcés à perpétuité. Le combat des femmes pour le droit à disposer de leur corps mit un terme à cette disposition légale qui heurtait le sens de la justice d’une majorité de citoyens.
Notre sens de la justice varie donc selon que l’on privilégie l’égalité ou l’équité, la légalité ou la légitimité. Il n’existe donc pas de principe ou de critère infaillible d’une vérité absolue.
 
 
Un débat qui vient de loin
Dans son livre « L’éthique à Nicomaque », Aristote (IVème siècle avant JC) s’émancipe d’une conception de la justice considérée comme d’origine divine et établit une distinction entre la justice commutative et la justice distributive. La première notion vise l’égalité dans les échanges. On peut la relier à des préoccupations très contemporaines : payer le juste prix d’un produit, garantir l’égalité des chances, attribuer les mêmes droits à chacun. La seconde notion, qui s’identifie à l’équité, organise la répartition proportionnelle des avantages selon la valeur spécifique ou la vertu déployée par chacun.e, recevant en fonction de son mérite et/ou de ses besoins.

 
Le sens de la justice en ACM
Comment les enfants manifestent-ils leur sens de la justice et comment les adultes peuvent-ils et doivent-ils les prendre en compte ? C’est une préoccupation de tous les instants, tant l’équité peut être bafouée à chaque instant, délibérément ou non.
 
Écartons d’emblée la réaction de l’enfant confondant la frustration avec l’injustice, la contrariété avec une situation inéquitable. Ce n’est pas parce qu’on lui refuse le téléphone dernier cri, qu’on lui impose d’aller se coucher ou qu’il rate un contrôle à l’école qu’il est pour autant victime d’un abus. La longue vie de l’être humain est remplie de moments de déception, de peine et de désagrément, sans qu’il puisse à chaque fois invoquer un traitement injustifié. Pour autant, l’enfant est tout à fait fondé à dénoncer ce dont il s’estime victime. Tout, en fait, est affaire de circonstances. D’où l’importance de contextualiser l’acte posé.
 

Les limites de l’équité et de l’égalité

 Au risque de provoquer un fort ressentiment, l’animateur doit se comporter d’une manière équilibrée avec les enfants qu’il encadre, veillant à ne pas privilégier l’un plutôt que l’autre : c’est le principe d’égalité. Pourtant, il peut tout à fait déroger à ce principe. S’il a connaissance d’une fragilité particulière d’un enfant, soit parce qu’il est pris comme bouc émissaire par ses pairs, soit parce qu’il est stigmatisé du fait d’un handicap, soit encore parce nouvellement arrivé il montre des difficultés à s’intégrer, il va se montrer un peu plus attentif, un peu plus vigilant à son égard : c’est le principe d’équité.
Au risque de provoquer une importante amertume, l’animateur doit prendre en compte le différentiel d’efforts et de motivation des enfants, lors d’un jeu. Ceux qui montrent de la bonne volonté et s’investissent attendent plus de reconnaissance que ceux qui affichent une mauvaise foi manifeste, sabotant ouvertement l’activité : c’est le principe d’équité. Pourtant, il peut tout à fait déroger à ce principe. Si une équipe a gagné contre une autre, il doit répartir le goûter de façon identique entre les participants : c’est le principe d’égalité.
 

Les limites du légal et du légitime

Au risque de poser un acte illégal, l’animateur doit interdire toute consommation d’alcool et de drogue dans son centre : c’est le principe de légalité. Pourtant, il peut tout à fait déroger à ce principe. Il n’a pas à faire de différence entre un enfant migrant en situation régulière sur le territoire français et celui dont sa famille n’a pas de carte de séjour en règle.
Au risque de perdre toute crédibilité, l’animateur ne peut s’engager auprès du groupe qu’il encadre sur un projet et se dédire par rapport à ce qui avait été prévu. « Dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit » est fondateur du principe de légitimité. Pourtant, il peut tout à fait déroger à ce principe. Si un cas de force majeur rend impossible ou trop risqué la concrétisation de ce qui avait été prévu, il doit s’en expliquer et justifier le changement que les circonstances imposent. On constate donc combien le sens de ce qui est juste ou non est dépendant du contexte.
 

L’apprentissage du juste

« On n'enseigne pas ce que l'on sait ou ce que l'on croit savoir : on n'enseigne et on ne peut enseigner que ce que l'on est » affirmait Jean Jaurès. L’attitude de l’animateur est essentielle pour conforter chez l’enfant le sens de la justice dans toute sa complexité. L’adulte qui se comporte avec les enfants d’une manière arbitraire, tyrannique ou dominatrice risque de produire chez eux un fonctionnement en miroir. A l’inverse, celui qui adopte des réactions cohérentes, qui recherche toujours la réponse la plus adaptée et qui a le souci de suivre un cheminement s’inscrivant dans la logique et la continuité peut espérer voir son public adopter des réflexes s’inspirant de son éthique. Sans que cela se confirme forcément, les influences concourrant à l’éducation étant multiples et diversifiées et n’allant pas toutes dans le même sens. Au moins, met-il en pratique ses convictions sur le juste et l’équitable.
 

La garantie du règlement intérieur
Les règles fixées pour organiser en commun le vivre ensemble en ACM constituent d’abord un cadre posant des limites pour les enfants et les adolescents fréquentant la structure. Elles ont pour fonction première de contrer la toute puissance potentiellement tyrannique d’un public tenté de faire ce qu’il veut, quand il veut. Mais, elles doivent aussi jouer un rôle régulateur face à l’arbitraire de la part d’adultes qui ne doivent pas pouvoir agir selon leur envie du moment. Le règlement fixe des droits et des obligations tant pour les jeunes que pour les adultes et chacun doit pouvoir s’y référer pour se protéger contre des comportements injustes de l’autre.
 
 
Lire l'interview : Erhet Marie-Florence - C'est pas juste
 
Ressources
« Le Sens de la justice : Essai de sémantique sociologique »
Patrick Pharo, (2001)
A la différence des philosophes qui recherchent les critères généraux de la justice, les sociologues constatent habituellement une grande diversité, parfois même un antagonisme, des conceptions de la justice suivant les cultures ou les situations. Pourtant, si le sens subjectif de la justice est certainement très variable, son sens logique l'est forcément beaucoup moins : il faut bien en effet supposer un sens commun de la justice pour qu'on puisse comparer ses sens particuliers. Telle est l'idée de cet ouvrage, dont le propos essentiel est de faire apparaître le sens logique objectif de la justice qui contraint ses multiples expressions. Les cinq essais qui le composent cherchent à préciser ce sens de la justice en le confrontant à des concepts qui lui sont souvent associés, tels que la distribution, le contrat, l'ordre et l'obéissance, la louange ou l'accueil des étrangers. L'analyse proposée est aussi une méthode pour mesurer l'écart entre l'idéal de la justice et ses différentes réalisations sociales - ce qui, d'une certaine façon, rejoint le projet des moralistes classiques.
 
 « Le juste et l'inacceptable : Les sentiments d’injustice contemporains et leurs raisons »
Caroline Guibet Lafaye (2012)
Qu'est-ce qui, aujourd'hui, est jugé juste, injuste ou inacceptable ? Il n'est plus aujourd'hui possible de considérer que les sentiments d'injustice sont exclusivement conditionnés par des situations singulières dans lesquelles des intérêts personnels sont lésés. L'incidence de l'expérience personnelle sur les conceptions individuelles du juste s'avère très relative, y compris dans le cas d'individus socialement et professionnellement désavantagés. L'analyse dévoile une dimension a priori des jugements de justice ainsi qu'une indéniable objectivité des sentiments de justice. La référence à des normes absolues de justice permet en outre de cerner, au coeur des sentiments d'injustice, les termes de ce que devrait être, aujourd'hui, le contrat social fondateur d'une société juste, en régime démocratique et libéral.
 
« La justice et l'injustice »
Brigitte Labbé, Michel Puech et Jacques Azam (illustration), Ed. Milan Presse (2007)
Patrick : « C’est pas juste, comme Marianne est plus petite, vous prenez toujours sa défense. Il suffit qu’elle pleure et vous lui passez tout. » Marianne : « C’est pas juste, comme Patrick est plus grand, vous lui permettez tout, il peut voir des séries et moi, que des dessins animés de bébés. » Il est difficile de discerner le juste de l’injuste, car nous avons tendance à penser que l’injustice est ce qui nous gêne. Chacun a sa propre « boîte à injustices », qu’il remplit au cours de sa vie. Mais afin d’éviter les grosses injustices, les hommes se sont mis d’accord sur les grandes choses justes ou injustes pour tout le monde. La Justice et l'Injustice, voilà un petit livre pour réfléchir sur ce que sont, philosophiquement, ces deux notions, conçu par une animatrice d’atelier philo et un universitaire philosophe soucieux de vulgariser sa discipline.
 
« Juste et injuste »
Marie Florence Ehret  etYann Autret (Illustrateur), Ed. Oskar (2012)
C’est pas juste ! Mais qu’est-ce que la justice ? C’est à travers des situations quotidiennes : désobéissance, racket, punition collective, vengeance, mérite, récompense, etc... que Marie Florence Ehret, nous invite à réfléchir par nous-même sur la notion de juste et d’injuste. Le chemin part du sentiment d’injustice pour aller vers la recherche commune d’une solution juste. Sortir de l’animalité, de la loi du plus fort, pour définir ensemble des lois qui puissent être les mêmes pour tous, autrement dit devenir humain, et citoyen, tel est le but de cet ouvrage illustré avec humour.
 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°181 ■ septembre 2017